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« L’heure est grave », a analysé le ministre.
Quelques réflexions sur les incises

Jacques Desrosiers
(L’Actualité terminologique, volume 34, numéro 2, 2001, page 16)

Les incises causent des dégâts remarquables dans l’usage depuis quelque temps. On en voit passer des vertes et des pas mûres. J’avais relevé il y a plusieurs années « La Canadienne Angela Hewitt elle-même s’entête encore à jouer du Bach au piano! », condamne-t-elle. Tout récemment, je suis tombé sur 40 % des enfants se rappellent cette discussion, donne-t-elle à titre d’exemple et, cas extrême, mais qui en dit long, Gazifère haussera ses tarifs de 0,9 %, vient de permettre la Régie de l’énergie. Les auteurs de ces phrases semblent obéir à un nouveau précepte : dans l’incise fais ce que tu veux.

Faut-il fixer une règle? La limite n’est pas facile à tracer. Et les linguistes commencent à se méfier de la politique du bâton en matière d’usage. « Le jour où le français renoncera aux innovations lexicales, morphologiques, syntaxiques, écrivait l’an dernier Marc Wilmet, il ne sera plus loin d’une langue morte1. » Dans le même ouvrage, Jean-Marie Klinkenberg compare les francophones à des Pinocchio souffrant d’une hypertrophie non du nez, mais de la glande grammaticale.

Tout de même, est-on prêt à s’accommoder de condamne-t-il, d’interprète-t-il et d’analyse-t-il?

Les incises servent à rapporter des paroles en commençant par la citation, puis en intercalant une inversion comme dit-il, a-t-elle ajouté, a déclaré le président. Le procédé est simple. Au lieu d’écrire, en style direct, Le ministre a déclaré : « Ce programme vise l’avenir des jeunes » ou, en style indirect, Le ministre a déclaré que ce programme visait l’avenir des jeunes, où les paroles rapportées jouent le rôle de complément d’objet du verbe déclarer, on remplace l’ordre normal sujet-verbe-complément par l’ordre complément-verbe-sujet : « Ce programme vise l’avenir des jeunes », a déclaré le ministre.

Quand on renverse l’ordre sujet-verbe-complément, c’est en général pour des raisons stylistiques, par exemple pour rompre la monotonie. L’idée, dans le cas de l’incise, est de mettre en valeur la citation, de donner la primauté aux paroles qu’on cite. Le tour est donc une figure de style, une façon plus expressive de dire les choses. Première conséquence notable : comme l’accent est mis sur la citation, en principe l’incise doit passer plus ou moins inaperçue. Voilà pourquoi des verbes déclaratifs comme dire ou déclarer, dont le sens presque neutre est simplement d’indiquer qui parle, font si bien l’affaire; ils s’effacent en quelque sorte devant la citation.

Nous avons déjà deux principes de base : relief de la citation et discrétion de l’incise.

Les verbes les plus simples à employer en incise sont les déclaratifs qui sans inversion se construisent avec que. Outre dire et déclarer, mentionnons préciser, répondre, affirmer, s’exclamer, expliquer, annoncer, demander, indiquer, écrire, faire observer, faire valoir, répliquer, assurer, concéder, espérer, penser, raconter, souligneretc. (La liste est si longue en fait qu’il est difficile d’accepter l’argument selon lequel l’emploi de verbes rares en incise donnerait de la variété au style.)

L’usage recourt aussi depuis longtemps à des verbes comme commencer, insister, continuer, poursuivre et s’interroger qui, contrairement aux premiers, n’ont pas de lien syntaxique évident avec la citation, puisqu’ils ne se construisent pas avec que : commencer que ou insister que seraient des fautes de syntaxe. Ainsi dans une phrase comme « La seule manière de faire face à la mondialisation est de passer par cette culture d’apprentissage constant », a insisté le Secrétaire général de la CNUCED, le verbe insister est en fait un raccourci pour insister sur le fait que. De même pour les autres : commencer par dire, continuer par dire, et ainsi de suite.

Ces ellipses ont ouvert la porte à d’autres verbes qui décrivent la façon dont les paroles sont prononcées ou qui expriment un sentiment, comme crier, ordonner, menacer, protester, s’indigner, s’étonner, se plaindre. C’est pourquoi la phrase « Le Canada pourrait cesser d’importer du bœuf brésilien », a menacé le ministre est correcte, puisque menacer consiste à proférer des paroles sur un ton menaçant. De même protester c’est dire en manifestant son opposition, s’étonner dire en exprimant de l’étonnement. Tous ces raccourcis sont des usages consacrés depuis longtemps par les dictionnaires et les grands ouvrages de langue. On retrouve même dans ce lot des verbes intransitifs, comme mentir dans la phrase de Gide citée par Le bon usage : Ma foi, non, ma petite, ment-il. L’emploi des intransitifs est audacieux puisque, par définition, la citation ne peut être considérée comme le complément du verbe, de sorte qu’elle n’a plus aucun lien syntaxique avec l’incise.

Tout va bien jusqu’ici, parce que l’on reste dans l’univers du verbe dire. Ces verbes sont tous des parents proches ou éloignés de dire. C’est d’ailleurs ici que Grevisse, par exemple, trace la limite : s’il accepte que le verbe n’ait aucun lien syntaxique avec la citation, il exige en revanche que ce soit au moins un verbe auquel « se superpose l’idée de dire ». Ce qui l’amène à accepter des tournures comme le remercia-t-il ou s’emporte-t-il, mais à taxer d’illogisme l’emploi de verbes qui n’impliquent pas l’idée de parler, comme sourit-il ou tremble-t-il. Il est facile de s’entendre là-dessus car même si l’on voit dans tremble-t-il un raccourci de dit-il en tremblant, le tour a quelque chose de loufoque.

Mais le critère de Grevisse est plus facile à énoncer qu’à appliquer, car les liens de parenté de certains verbes avec dire ne sont pas évidents. Par exemple, René Georgin jugeait « barbare » l’emploi de ricaner en incise, alors que le Trésor de la langue française l’accepte sans discussion. Dans son Dictionnaire des difficultés, Jean-Paul Colin trouve « ridicule » l’emploi de taquiner dans la phrase Vous avez peur que cela vous fasse mal aux dents! le taquina-t-elle; pourtant des taquineries peuvent bien ètre des propos destinés à provoquer quelqu’un. Doit-on condamner la phrase Depuis la fin des années 60, il n’y a pas eu une vague d’entrée comme celle-là dans la fonction publique, se réjouissait jeudi le président du Conseil du trésor ou « Sa curiosité est insatiable », s’amuse la responsable de la régie publicitaire, sous prétexte que ces verbes n’ont aucun lien avec l’idée de dire? Mais n’expriment-ils pas un sentiment au même titre que s’indigner ou s’étonner?

La difficulté provient en partie du fait que, même si on emploie des verbes qui n’impliquent pas l’idée de parler, on la perçoit par le contexte, puisqu’elle est impliquée par le fait que l’on rapporte des paroles.

On reste quand même mal à l’aise devant des emplois comme « On a voulu éviter que n’importe qui ne vende n’importe quoi en disant que c’est contre le cancer ou l’obésité », justifie un chercheur du Centre ou encore Le conflit de générations menace! analyse un spécialiste, et même Notre procédure était justifiée, a réagi l’avocat. Ces tours sont choquants pour des raisons stylistiques : leur sens est si lourd, et leur emploi si éloigné de l’usage courant, que c’est l’incise elle-même qui est mise en valeur. Elle est étrangement surchargée d’expressivité. C’est comme si on avait remplacé les dit-il monotones par des verbes si criards qu’on se demande pourquoi l’auteur a pris la peine de donner la première place dans la phrase à la citation. Après tout, personne n’est obligé d’employer des incises, il y a bien d’autres tours; mais si on le fait, il semble qu’on devrait respecter la règle du jeu.

Reconnaissons que la zone grise est très étendue. Il serait utopique de tenter de dresser la liste des verbes admissibles. Tout suggère que non seulement c’est une question de jugement, mais qu’il est préférable de disposer d’une certaine marge de manœuvre, d’autant plus que la raison d’être fondamentale des inversions étant d’ordre stylistique, celui qui en use a jusqu’à un certain point le droit de pousser l’expressivité un peu plus loin. J’hésiterais, par exemple, à condamner sans retour cet éditorialise-t-on en chæur que j’ai lu dans une revue financière et qui, tout barbare qu’il est, m’avait l’air d’une bonne trouvaille, placé qu’il était au beau milieu d’un texte écrit dans un français sage. Il faut viser le bon niveau de langue. Si J’abandonne, s’assit-il passe très bien dans la prose échevelée de San Antonio, on voit mal un Je seconde, lève-t-il la main dans le compte rendu d’une réunion du Comité des priorités.

Ces incises tapageuses sont beaucoup plus une manie qu’une mode. Alphonse Allais s’en moquait déjà il y a cent ans, mais rien n’y a fait. Il est donc inutile de se consoler en se disant que cela va passer, comme l’ont cru, chacun en leur temps, les Le Bidois, Georgin, Dupré. Celui-ci écrivait il y a trente ans dans son Encyclopédie : « le procédé commence à s’user et à ne plus appartenir qu’au roman populaire ». L’usage s’est fait un point d’honneur de le contredire; mais c’est bien sûr la principale caractéristique de l’usage de ne pas être prédictible.

NOTE

  • Retour à la note1 « D comme décrire ou prescrire », dans Tu parles!? : le français dans tous ses états, sous la direction de Bernard Cerquiglini, Jean-Claude Corbeil, Jean-Marie Klinkenberg et Benoît Peeters, Paris, Flammarion, 2000.