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Mots de tête : « à toutes fins pratiques »

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité terminologique, volume 33, numéro 3, 2000, page 11)

Une circulaire de Mgr Gauthier approuvait, à toutes fins pratiques,
la Loi du cadenas.

(Pierre Elliott Trudeau, 19561.)

Je n’aurais pas cru qu’un jour j’écrirais un article sur à toutes fins pratiques. Ce long et lourd calque de l’anglais me paraissait tout à fait inutile. Et ce n’est pas d’avoir compris que l’expression pouvait être synonyme de locutions comme en bout de course ou en bout de ligne qui m’a fait changer d’idée2.

Non, cette versatilité de ma part a une triple cause. D’abord, la rencontre d’un passage dans les Débats du Sénat où le traducteur, soucieux d’éviter cet anglicisme, est tombé dans un travers autrement plus grave :

[…] a legislation that all but eliminates it – une loi qui l’élimine à toutes fins utiles3.

Ensuite, la lecture des propos d’un constitutionnaliste de renom, professeur à l’École nationale d’administration publique et ancien ministre québécois de la Justice :

Quand le Canada milite en faveur d’une clause de diversité culturelle, à toutes fins utiles, il emploie les mêmes mots que l’on a utilisés dans Meech4.

Et enfin – la goutte qui a fait déborder le vase –, le fait de m’entendre, dans une conversation, succomber à la même manie. Je me suis dit qu’il était temps de réagir.

J’ignore depuis combien de temps nous commettons cette erreur, mais j’en ai trouvé un exemple qui date de quinze ans. Un professeur de l’Université du Québec à Montréal, après avoir employé à toutes fins pratiques trois fois, trouve le moyen de donner le même sens à sa consœur :

[…] la réforme au niveau provincial est à toutes fins utiles bloquée5.

Et une spécialiste des questions autochtones, professeur à l’École nationale d’administration publique, glisse sur la même pente :

[…] la possession et la vente d’alcool étaient à toutes fins utiles interdites6.

Outre la ressemblance entre les deux locutions – d’où la confusion facile –, y aurait-il une autre explication à cet égarement? Pour une rare fois, défenseurs de la langue et lexicographes se partagent la douteuse paternité de cette faute. Le premier coupable en date serait le Guide du journaliste de la Presse canadienne, paru en 1969 :

À toutes fins pratiques : Barbarisme. Il faut dire : à toutes fins utiles74.

Il sera suivi en 1976 du Lexique du Journal des Débats de l’Assemblée nationale du Québec, qui n’y voit qu’une seule et même expression :

À toutes fins pratiques, utiles – cette expression ne s’emploie qu’au pluriel8.

La neuvième édition (1981) ne donne plus comme entrée qu’à toutes fins utiles. Mais elle confond toujours les deux, puisqu’elle ajoute : « C’est du meilleur français que l’expression à toutes fins pratiques (practically speaking). »

André Clas et Émile Seutin, considèrent aussi à toutes fins pratiques comme un barbarisme et recommandent de le remplacer par à toutes fins utiles9.

Un an après la parution de son dictionnaire, Léandre Bergeron rapplique avec un supplément qui ne fait qu’entretenir la confusion :

À toute fin pratique; à toute fin utile – En somme10.

Même un professeur de français langue seconde tombe dans le piège; il propose à ses lecteurs, comme équivalent d’à toutes fins utiles, un curieux on (sic) all practical purposes11. Mais il ne donne pas à toutes fins pratiques. Voulait-il éviter de contribuer ainsi à répandre une expression fautive? On peut se demander s’il valait mieux fausser le sens d’à toutes fins utiles.

Mais le pompon revient à la maison Robert. Dans la deuxième édition du grand dictionnaire, parue en 1988, immédiatement après l’entrée à toutes fins utiles, on peut lire : « Régional. (Canada). À toutes fins pratiques ». Sans définition, sans explication, comme si les deux expressions étaient synonymes.

Rien d’étonnant à ce qu’aujourd’hui encore la confusion persiste. Et ce n’est pas l’effort louable du Dictionnaire québécois d’aujourd’hui qui permettra de rétablir les faits. L’auteur commence par écrire qu’à toutes fins utiles ou, familièrement, à toutes fins pratiques, signifient « pour servir le cas échéant », mais il ajoute – heureusement – que cette dernière a aussi le sens de « pratiquement, en fait »12.

Enfin, un nouveau dictionnaire du québécois, paru en 1999, donne les deux tournures et leur attribue un sens commun, « en fait »13. Il signale toutefois qu’à toutes fins pratiques vient de for all practical purposes et, qu’en français standard, à toutes fins utiles signifie « en tout cas ».

Il n’est pas le premier à faire cette mise au point. Dès 1984, Jean-Marie Courbon14 tentait de remettre les pendules à l’heure. En 1988, Marie-Éva de Villers15 faisait la même mise en garde, qu’elle reprendra dans les éditions subséquentes de son dictionnaire (1992 et 1997). Et l’année dernière encore, le conseiller linguistique de Radio-Canada16 nous rappelait le sens « français » d’à toutes fins utiles et condamnait à toutes fins pratiques. Il est par ailleurs étonnant qu’il ait fallu attendre jusqu’en 1998, soit presque trente ans après le Guide du journaliste, pour qu’à toutes fins pratiques fasse son entrée dans la « bible » des anglicismes au Québec, Le Colpron17.

Bien que je ne sois pas parvenu à trouver d’exemple d’à toutes fins pratiques qui remonte au-delà de la citation en exergue (1956), je suis persuadé que nous l’employons depuis pas mal plus longtemps qu’à toutes fins utiles dans son sens fautif. Une recherche exhaustive, dans les journaux notamment, nous rapporterait une abondante moisson.

Et l’on constaterait que des gens de tous les milieux l’emploient. En voici quelques exemples, à titre d’échantillon. Un ancien recteur de l’Université de Montréal, qui n’hésite même pas à utiliser le singulier :

[…] l’étude de ces questions, que la mort de Laurendeau devait rendre à toute fin pratique impossible18.

Un professeur de l’Université Laval, qui récidive à plus d’une reprise :

Cela fait du Québec, à toutes fins pratiques, un État national19.

Un journaliste d’origine française, Michel Vastel :

C’est une sorte de « politique du C-20 » qui […] donne à toutes fins pratiques à l’État d’Israël […]20.

Et la cerise sur le gâteau, une ancienne rédactrice en chef de L’Actualité terminologique, responsable de la première édition du Guide du rédacteur :

À toutes fins pratiques, on peut le diviser en deux catégories21.

J’ai bien peur qu’il ne soit trop tard pour enrayer le mal. À toutes fins utiles pourrait bien être à ranger parmi ces expressions auxquelles nous nous obstinons à donner un sens différent de celui des autres francophones, comme bête comme ses pieds, chercher de midi à quatorze heures, ne pas faire un plietc. Mais il reste peut-être un espoir de lui conserver son « vrai » sens – donner le feu vert à sa jumelle. Si l’on n’avait pas condamné à toutes fins pratiques, à toutes fins utiles n’aurait probablement jamais usurpé ce sens qui n’est manifestement pas le sien.

Je ne peux qu’être d’accord avec l’exhortation de Jean-Marie Courbon : « employons à bon escient à toutes fins utiles », mais je ne puis le suivre lorsqu’il écrit « rejetons dans les ténèbres extérieures à toutes fins pratiques ». C’est là un vœu pieux qui n’a à peu près aucune chance de se réaliser. Je n’en démords pas, si l’on veut conserver à la première son sens véritable, il faudra donner droit de cité à la seconde. Entre deux maux, il faut choisir le moindre.

En terminant, je vous signale qu’une collègue du Bureau, Line Gingras22, a consacré à cette question une fiche très complète en 1987.

NOTES

  • Retour à la note1 Pierre Elliott Trudeau, La Grève de l’amiante, Montréal, Éditions du Jour, 1970, p. 65. (Paru en 1956.)
  • Retour à la note2 Voir L’Actualité terminologique, vol. 33, 2, p.13.
  • Retour à la note3 Débats du Sénat, 23 mars 2000, p. 829.
  • Retour à la note4 Gil Rémillard, Le Devoir, 24 juin 2000.
  • Retour à la note5 Dorval Brunelle, Les trois colombes, Montréal, vlb éditeur, 1985, p. 101.
  • Retour à la note6 Renée Dupuis, La Question indienne au Canada, Montréal, Boréal Express, 1991, p. 54.
  • Retour à la note7 Guide du journaliste, Montréal, La Presse canadienne, 1969, p. 8.
  • Retour à la note8 Lexique du Journal des débats, Québec, Assemblée nationale, 1976, p. 15.
  • Retour à la note9 André Clas et Émile Seutin, Recueil de difficultés du français commercial, Montréal, McGraw-Hill, 1980.
  • Retour à la note10 Léandre Bergeron, Dictionnaire de la langue québécoise, supplément, Montréal, vlb éditeur, 1981.
  • Retour à la note11 Camille H. Mailhot, 2000 expressions françaises pratiques et utiles, Hull, Éditions Asticou, 1983, p. 190.
  • Retour à la note12 Jean-Claude Boulanger, Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, Montréal, Éditions DicoRobert, 1992.
  • Retour à la note13 Lionel Meney, Dictionnaire québécois français, Montréal, Guérin, 1999.
  • Retour à la note14 Jean-Marie Courbon, Guide du français des affaires, Montréal, Didier, 1984, pp. 105-106.
  • Retour à la note15 Marie-Éva de Villers, Multidictionnaire des difficultés de la langue française, Montréal, Québec/Amérique, 1988.
  • Retour à la note16 Guy Bertrand, 400 capsules linguistiques, Montréal, Lanctôt éditeur, 1999, pp. 14-15.
  • Retour à la note17 Constance Forest et Denise Boudreau, Le Colpron, Montréal, Beauchemin, 4e éd., 1998, p. 268.
  • Retour à la note18 Paul Lacoste, introduction au Journal tenu pendant la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme d’André Laurendeau, Montréal, vlb éditeur/le septentrion, 1990, p. 42.
  • Retour à la note19 Louis Balthazar, Bilan du nationalisme au Québec, Montréal, L’Hexagone, 1986, p. 132. Voir aussi pp. 62, 108, 135, 151 et 199.
  • Retour à la note20 Michel Vastel, LeDroit, 10 avril 2000.
  • Retour à la note21 Denise McClelland, Guide du rédacteur de l’administration fédérale, Ottawa, Secrétariat d’État, l983, p. 80.
  • Retour à la note22 Line Gingras, Fiche Repères-T/R, Division des recherches et conseils linguistiques, Bureau de la traduction, 1987.