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Cinq heures plus tard, j’ai marché dix ou douze kilomètres.
(Louis Gauthier, Voyage en Irlande avec un parapluie)
C’est avec incrédulité – pour ne pas dire consternation – que j’appris il y a plusieurs lustres que les enfants des rangs de mon village qui devaient « marcher » deux ou trois milles pour se rendre à l’école, eh bien, c’est à pied qu’ils les faisaient… C’est Claude Duneton qui m’apprit la mauvaise nouvelle. Il rapporte que son fils, en rentrant à la maison, lui annonce : « J’ai marché quatre kilomètres ». Et Duneton d’ajouter : « Il ne connaît pourtant pas l’anglais : I walked four miles. C’est l’instinct; il ne sait pas encore, ô innocence! que le peuple auquel il appartient est censé préférer les tournures nominales, et que par décision d’en haut il doit dire : J’ai fait quatre kilomètres à pied1. »
Et vous, vous le saviez? Vous devriez, car on nous met en garde contre cet usage depuis assez longtemps. Chez nous, Marie-Éva de Villers est peut-être la première à en parler : « En français, le verbe marcher est intransitif; il ne peut être suivi d’un complément de distance comme en anglais. Bianca fait 2 km pour aller à l’école (et non marche 2 km) »2. Mais elle n’a pas toujours été de cet avis, car dans la première édition de son ouvrage on trouve cet exemple : « Elle a marché deux kilomètres pour aller à l’école »3. Qu’est-ce qui a pu lui faire changer son fusil d’épaule? Sûrement pas le Colpron4, puisque ce n’est qu’en 1998 que les auteurs l’ajoutent à leur liste d’anglicismes. Et pas davantage Paul Roux5 ou Lionel Meney6, puisque leurs ouvrages ne paraîtront qu’en 1997 et 1999.
Serait-ce alors la fameuse Stylistique comparée de Vinay et Darbelnet? Au chapitre de la prédominance du substantif en français, les auteurs donnent cet exemple : « Il a fait dix kilomètres le ventre vide : He walked seven miles on an empty stomach »7. Mais je soupçonne que c’est plutôt le Hanse qui lui a mis la puce à l’oreille, car elle a repris à peu près la même formulation : « Marcher ne peut être suivi comme en anglais d’un complément de distance. On dit : Je fais trois kilomètres tous les matins8. » Par ailleurs, elle avait sûrement lu Duneton. Si oui, il me semble qu’elle aurait pu mettre un bémol à sa condamnation.
Quoi qu’il en soit, si Hanse prend la peine de faire une sorte de rappel à l’ordre, c’est sans doute qu’il y avait déjà des délinquants qui s’entêtaient à « marcher » de travers. Le plus ancien de ces empêcheurs de marcher en rond pourrait bien être Roger Vercel. Heureusement que Bertrand Tavernier a eu l’idée de porter à l’écran son roman Capitaine Conan, paru en 1934, autrement je ne l’aurais probablement jamais lu et cette phrase m’aurait échappé : « Les quatre kilomètres à marcher jusqu’au fleuve parurent interminables »9. Pourquoi Vercel n’a-t-il pas écrit simplement « les quatre kilomètres à faire jusqu’au fleuve »? Le lecteur aurait compris qu’il fallait les faire à pied.
Mon deuxième exemple date à peu près de la même époque. Il est de Léon Werth : « Les deux autres doivent marcher encore trois cents kilomètres »10. Jean Giono, pour sa part, tout à son plaisir de marcher, tombe dans le pléonasme : « j’avais presque marché trente kilomètres à pied »11. (Hanse écrit que ce n’est plus considéré comme un pléonasme depuis longtemps, mais certains ouvrages le déconseillent encore.) L’infatigable voyageur qu’était Nicolas Bouvier ne se contentait pas de bouffer des kilomètres en Fiat Topolino, il marchait aussi beaucoup, aussi bien à 36 ans (en 1965) : « j’ai bien marché vingt kilomètres au hasard dans la ville »12, qu’à 56 (en 1985) : « J’ai marché aujourd’hui près de vingt kilomètres »13.
À l’instar de Bouvier, les reporters ne dédaignent pas de « marcher » des kilomètres ; la spécialiste de la Tchétchénie, Anne Nivat14 : « nous devons marcher de longs kilomètres dans la nuit noire » ; « ils ont dû marcher plusieurs kilomètres à travers des champs de mines » ; un grand reporter polonais, Ryszard Kapuściński : « À Abdallah Wallo, l’eau est proche, mais ailleurs il faut marcher des kilomètres »15 ; l’auteur d’Hôtel Palestine, journaliste en Irak : « Vous me dites que vos hommes sont capables de marcher 75 kilomètres en 17 heures »16.
Rien d’étonnant non plus à ce qu’un romancier « régionaliste » l’emploie : « Tu crois qu’on a beaucoup marché? – Peut-être cinq kilomètres » ; « Plus que vingt kilomètres à marcher »17. Dans le récit d’un clochard, fait de vive voix, on rencontre les deux formules : « Si on a envie de marcher vingt kilomètres, on fait vingt kilomètres »18. On en trouve bien sûr des exemples sur Internet : « Pour parcourir le sentier impérial, il faut être prêt à marcher des kilomètres et des kilomètres » (Courrier international, 27.11.03) ; « les femmes doivent marcher des kilomètres dans les zones rurales pour prendre de l’eau » (L’Humanité). Sur le site des éditions Corti, à propos de l’auteur d’un récit intitulé Quinze cents kilomètres à pied à travers l’Amérique profonde, on dit de lui qu’il aime « marcher jusqu’à 80 kilomètres par jour ».
Enfin, au moins trois dictionnaires enregistrent cet usage. Le Dictionnaire universel du français (Hachette, 1997) donne, à « kilomètre », « marcher plusieurs kilomètres sans s’arrêter ». Curieusement, c’est le même exemple qui figure dans le Dictionnaire du français plus, paru dix ans plus tôt. La clef, c’est peut-être que l’auteur du Français plus a aussi collaboré au DUF . (Chose non moins curieuse, l’expression ne figure pas dans le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, où on se serait attendu à la trouver.) Sauf erreur, un seul dictionnaire bilingue l’enregistre, le Hachette-Oxford (dès sa parution en 1994) : « marcher des kilomètres = to walk for miles ».
Et il n’y a pas que « marcher » qui se voit servi à la sauce transitive, « rouler » aussi. Qui ne connaît la belle chanson de Richard Desjardins : « J’ai roulé quatre cents milles, sous un ciel fâché »? Mais ce n’est pas une exclusivité québécoise, puisque Léon Werth en fait autant : « J’ai de quoi rouler une cinquantaine de kilomètres »19. Dans une traduction de l’anglais, on « galope » des milles : « Ces quatre mois que j’ai passés à galoper des centaines de milles à travers les plaines brûlantes »20. Et dans une traduction de l’espagnol, on « nage » des mètres : « les 40 mètres aller retour que j’ai nagés pour récupérer la pièce abattue par Alberto »21.
Et que dire de « courir »? Certes, on peut courir le (ou un) 100 mètres, mais écririez-vous « courir cent mètres »? Les Immortels, eux, n’hésitent pas, et avec « mille » en plus. Je sens que vous ne me croyez pas, alors je vous invite à ouvrir le dictionnaire de l’Académie (après l’avoir dépoussiéré) à l’entrée « mille », et vous pourrez y lire « courir dix milles ». Ce qui nous amène inévitablement à poser la question : Si on peut courir dix milles, pourquoi ne pourrait-on pas les « marcher »?
Le regretté Jean-Marie Laurence s’était déjà posé la question, il y a une cinquantaine d’années. Dans un mémoire présenté à la Société royale du Canada, « Premiers principes d’une théorie de l’anglicisme », il parle assez longuement de ce problème. Écoutons-le : « Par crainte de l’anglicisme, faut-il nous priver de l’expression marcher un mille? Faut-il dire, sous peine de faute grave : faire un mille à pied? En théorie, non. Il est aussi français de dire marcher un mille pour se rendre chez sa dulcinée que dormir douze heures pour se reposer de n’avoir rien fait. On dit fort bien courir un mille. Et pourquoi pas marcher un mille? On objectera que marcher, au sens qui nous intéresse, est intransitif et refuse tout complément direct. Dans marcher un mille, le complément un mille n’est pas direct non plus, mais circonstanciel.22 »
Je vous laisse trancher s’il s’agit d’un complément direct ou circonstanciel. Pour ma part, j’espère simplement que mes exemples feront que cet appel au bon sens sera entendu, et que même dans sa tombe Laurence pourra, pour aller voir sa dulcinée, marcher le mille qui l’en sépare… ou le faire à pied.
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