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L’année 2009 marque non seulement le 50e anniversaire de l’interprétation parlementaire, mais aussi le 75e de la création du Bureau de la traduction (1934) et le 40e de l’adoption de la Loi sur les langues officielles (1969).
Remerciements : Nous tenons à exprimer notre reconnaissance à la Revue parlementaire canadienne, qui nous a permis de reproduire cet article, paru dans le volume 2, nº 2, été 2009.
Sur le plan linguistique au Parlement, le 15 janvier 1959 est un jour historique, car il marque l’inauguration de l’interprétation simultanée à la Chambre des communes. Au cours de la campagne électorale de 1958, John Diefenbaker avait promis aux Canadiens français les chèques bilingues et la « traduction instantanée » des débats de la Chambre. À l’élection du 31 mars, son parti remporta la plus forte majorité parlementaire de l’histoire du pays, soit 208 sièges sur 265, dont 50 des 75 sièges au Québec. Depuis le 15 janvier 1959, tous les discours, toutes les interventions, tous les débats des parlementaires, indépendamment de leur allégeance politique, sont interprétés instantanément. Les élus unilingues peuvent s’y exprimer librement dans leur langue et avoir l’assurance d’être entendus de tous, y compris des visiteurs et journalistes présents dans les tribunes. Ce nouveau service est perçu comme une nécessité constitutionnelle de nature à renforcer concrètement, et pas uniquement d’un point de vue symbolique, le caractère bilingue du Parlement, clé de voûte des institutions canadiennes. Cet article rend compte de l’évolution de l’interprétation simultanée au Canada.
La mise en place du service d’interprétation simultanée n’a pas déchaîné les passions, comme ce fut le cas, vingt-cinq ans plus tôt, du projet de loi visant à centraliser les services de traduction au sein de l’administration fédérale, projet qui a abouti en 1934 à la création du Bureau des traductions. Autant le projet de loi du secrétaire d’État Charles H. Cahan avait provoqué une violente levée de boucliers chez les traducteurs et les journalistes de la presse francophone, autant le projet de service d’interprétation a rapidement rallié toutes les parties concernées. Seuls quelques députés ont fait entendre une voix discordante. Les critiques ont surtout porté sur la lenteur de la prise de décision.
L’interprétation parlementaire existe depuis 1936 en Belgique, premier pays à se doter d’un tel service à la suite des demandes répétées du Parti rexiste de Léon Degrelle, et depuis 1946 en Suisse. Au Canada, dès la fin des années 1940, plusieurs organismes font l’essai d’équipements mobiles d’interprétation simultanée. L’Université de Montréal inaugure même, à titre expérimental, un cours d’« interprétation au microphone » en 1949 et fait œuvre de pionnière dans ce domaine au pays. Ce cours sera incorporé, deux ans plus tard, à son programme de maîtrise ès arts en traduction et interprétation.
Pour retracer l’historique de l’interprétation parlementaire au pays, il faut remonter à la fin de 1952. Le 11 décembre, le député de Laurier, J.-Eugène Lefrançois, prend la parole à la Chambre des communes pour la première fois depuis qu’il a été élu. En concluant son discours, il formule le souhait suivant :
Je veux, en terminant, souhaiter que le Gouvernement, après nous avoir gratifiés d’un aussi parfait système d’amplificateurs, veuille bien nous favoriser de la traduction simultanée, ce qui permettrait à chacun d’écouter tous les discours dans sa propre langue quelle que soit celle de l’orateur.
C’est la première fois qu’on évoque en Chambre la possibilité d’offrir ce service aux parlementaires.
Quatre mois plus tôt, un journaliste du quotidien montréalais Le Canada avait lancé l’idée dans un éditorial intitulé « On va bientôt s’entendre mieux aux Communes ». L’article portait sur le système d’amplification de la voix que l’on s’apprêtait à inaugurer à la Chambre. Il se terminait ainsi :
Cette innovation aura sans aucun doute d’heureux effets. Pourquoi, par exemple, ne nous acheminerait-elle pas vers cette autre merveille [qu’est] la traduction simultanée et mécanisée, fructueuse aux Nations Unies et dont on fit, l’an dernier, à la conférence d’Ottawa de l’Alliance de l’Atlantique-Nord [sic], un essai qui fut une éclatante réussite? Députés de langue anglaise et de langue française s’entendraient encore mieux et toute la nation y gagnerait.
Le lendemain, son collègue du Devoir, Pierre Vigeant, s’est empressé d’endosser cette suggestion. Dans son article « La traduction simultanée et mécanisée aux Communes », il plaide en faveur de l’installation d’un tel système pour la raison suivante :
La situation d’un ministre qui sait mal l’anglais est à peu près intenable à la Chambre […]. Quelles que puissent être sa compétence et son éloquence, le député de langue française ne peut guère fournir une carrière parlementaire à Ottawa s’il ne sait pas l’anglais. Et même s’il maîtrise assez bien la langue anglaise, il est rare qu’il puisse la manier de façon aussi claire et aussi nuancée que sa langue maternelle, ce qui fait qu’il ne peut guère fournir toute sa mesure dans les débats.
Les deux journalistes invoquaient donc un argument de poids : l’interprétation simultanée a pour effet de renforcer la démocratie parlementaire.
Le vœu du député Lefrançois ne manque pas de parvenir aux oreilles du surintendant du Bureau des traductions, Aldéric-Hermas Beaubien. Celui-ci prend alors conscience que personne dans son service n’est vraiment compétent en interprétation simultanée. Il craint que le Bureau soit pris au dépourvu si le gouvernement décidait de doter la Chambre d’un tel système. Il demande donc à son sous-ministre, Charles Stein, l’autorisation de se rendre à New York afin de se documenter sur l’organisation des services de traduction et d’interprétation des Nations Unies. De son voyage, il rapporte, entre autres, l’idée d’équiper certains traducteurs de la Division des débats d’une machine à dicter afin d’accroître leur productivité. Ces machines joueront un rôle important dans la formation préalable des premiers interprètes.
À ce stade, les avis sont partagés sur l’utilité d’un service d’interprétation. Le député des Îles-de-la-Madeleine, Charles Cannon, se range du côté de ceux qui y sont favorables : « Si l’interprétation simultanée a donné satisfaction à la grande majorité des délégués aux Nations Unies, il serait plus facile, il me semble, d’établir ce système ici, où il n’y a que deux langues officielles. » Pour sa part, le député de Hull, Alexis Caron, craint que les parlementaires relâchent leurs efforts pour apprendre l’autre langue officielle et ne voit pas cette initiative d’un bon œil. Cette opinion rejoint celle du chef de l’opposition, Lester B. Pearson, qui confiera, dans une conversation privée à l’ONU, être contre ce nouveau service, car, selon lui, l’interprétation fournira un prétexte aux députés anglophones pour ne pas apprendre le français. D’autres députés font valoir, au contraire, la valeur didactique de l’interprétation simultanée et sont d’avis que le service faciliterait l’apprentissage du français ou de l’anglais. Rappelons que, sur les 265 députés, à peine une quinzaine sont réellement bilingues. C’est pourquoi les débats à la Chambre se déroulent surtout en anglais; les députés francophones unilingues y prennent rarement la parole. Le député Lefrançois en est un exemple : élu lors de l’élection générale de 1949, il fait sa première intervention le 11 décembre 1952! Certains députés, enfin, jugent qu’il serait trop onéreux d’équiper d’un écouteur individuel les 275 bureaux du parquet de la Chambre et les 625 sièges des tribunes. On évalue à 6 300 $ environ le coût de l’équipement, auquel s’ajouterait le traitement annuel de quatre interprètes (6 000 $ à 7 000 $ chacun). La dépense est jugée prohibitive.
Tous les interprètes parlementaires vous diront que leur vie est difficile, mais exaltante parce que, vivant autour du Parlement, ils ont l’impression de sentir battre le cœur du pays.
—Roch Blais
En 1956, le député de Roberval, Georges Villeneuve, réitère le souhait formulé par le député Lefrançois quatre ans plus tôt et fait inscrire au Feuilleton une résolution concernant l’interprétation; sa résolution n’est pas débattue. Entre-temps, certains députés ont l’occasion de constater les avantages de la simultanée à l’ONU, où elle existe depuis 1946, et au Parlement israélien, la Knesset.
C’est aussi en 1956 que des associations nationales préconisant l’installation d’un service d’interprétation simultanée au Parlement ajoutent leurs voix au concert en présentant des mémoires au Cabinet ou à la présidence de la Chambre. C’est le cas de la Chambre de Commerce des Jeunes du Canada (25 000 membres), dont toutes les assemblées, depuis 1953, se déroulent en français et en anglais grâce à l’interprétation. La Jeune Chambre prêtait son système à divers organismes nationaux qui lui en faisaient la demande. Dans un mémoire adressé au conseil des ministres, le Parti Cooperative Commonwealth Federation, mieux connu sous le sigle CCF, demande au gouvernement de mettre à la disposition des associations nationales un service d’interprétation pour la tenue de leurs congrès. Ce service fédéral pourrait être placé, pense-t-on, sous l’égide du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration. Les associations qui voudraient s’en prévaloir n’auraient à verser qu’une modeste contribution, puisque le service aurait pour but de rapprocher les deux grands groupes linguistiques au pays et de renforcer l’union de tous les Canadiens. L’interprétation simultanée est perçue comme un service d’intérêt national. On veut en faire rien de moins qu’une « institution canadienne » (Pierre Vigeant). Cette nouvelle technique de communication commence donc à se répandre et à gagner la faveur des organisateurs de réunions d’envergure nationale ou internationale.
À l’été de 1957, avant la convocation du Parlement, le ministère des Postes installe un système temporaire d’interprétation dans l’enceinte de la Chambre basse à l’intention des congressistes de l’Union postale universelle, organisation dont le français est l’unique langue officielle. Pendant toute la durée du congrès, les délégués de 96 pays communiquent entre eux par l’intermédiaire d’interprètes. Ce forum international a un effet déterminant sur la suite des événements.
À l’issue du congrès, en effet, des journalistes francophones entreprennent une campagne systématique en faveur de l’interprétation simultanée au Parlement, et réclament que les installations temporaires deviennent permanentes. À lui seul, Pierre Vigeant publie sur le sujet pas moins d’une dizaine d’articles dans Le Devoir. Le Cabinet prend acte de ces demandes à sa réunion du 22 novembre 1957 et charge le comité de régie interne de la Chambre d’étudier la question.
Mais, coup de théâtre, avant même que le comité dépose son rapport, le député libéral de Joliette–L’Assomption–Montcalm, Maurice Breton, partisan tenace de cette réforme, soumet, le 25 novembre, une résolution invitant le gouvernement à examiner « l’à-propos d’instituer un comité parlementaire spécial qui aurait pour mandat d’étudier l’établissement d’un mode d’interprétation simultanée ». Au cours du long débat qui suit, les avis favorables dominent et les déclarations enthousiastes fusent des deux côtés de la Chambre.
Un autre événement marquant fait progresser rapidement le dossier. En janvier 1958, trois diplômés en interprétation de l’Université de Montréal, Andrée Francœur, André d’Allemagne et Blake T. Hanna, sont invités par la Société Radio-Canada à traduire en mode simultané, dans les deux langues nationales du pays, les discours prononcés lors du congrès du Parti libéral à Ottawa. L’essai dont est témoin la population canadienne est couronné de succès. C’est une première dans les courtes annales de l’interprétation et de la télédiffusion au pays. Vers la même époque, le CCF avait tenu à Montréal un congrès national et avait aussi eu recours à l’interprétation simultanée afin que, dans un esprit démocratique, tous les participants puissent faire valoir leur point de vue.
Au Cabinet, les choses bougent en sourdine. À la réunion du 5 février, ses membres décident de renouveler le contrat d’amplification du son à la Chambre des communes et de faire installer le câblage nécessaire à l’interprétation dans l’éventualité où une décision serait prise en ce sens. En outre, les ministres soulèvent la question de la formation des interprètes et expriment le souhait qu’elle commence dans les meilleurs délais. Le 24 juin, le Cabinet approuve une résolution portant sur l’installation d’un système d’interprétation simultanée. La décision n’est pas rendue publique, l’initiative de cette annonce importante étant la prérogative du premier ministre Diefenbaker.
Devant autant d’expériences concluantes et pour donner suite aux demandes insistantes de plusieurs membres de la députation, de journalistes et des représentants d’organismes nationaux, le premier ministre, soucieux également de tenir sa promesse électorale, dépose finalement la motion suivante le 11 août 1958 :
Que cette Chambre approuve l’installation d’un système de traduction simultanée dans la salle de ses délibérations et que M. l’Orateur soit autorisé à prendre les dispositions nécessaires à l’installation et au fonctionnement de ce système.
La motion reçoit l’assentiment unanime des députés. L’interprétation parlementaire est vue comme une mesure propre à rapprocher les Canadiens des deux grands groupes linguistiques du pays. Par ses interprètes, le Bureau des traductions participera donc de façon plus étroite encore à la conduite des affaires de l’État et contribuera à véhiculer dans la population l’image du bilinguisme institutionnel. Le chef de l’opposition libérale Lester B. Pearson, désormais acquis aux bienfaits de l’interprétation simultanée et débordant d’un optimisme « singulier », entretient la conviction qu’un jour le bilinguisme sera si répandu au sein de la population canadienne et des membres de l’assemblée parlementaire que « la traduction simultanée ne sera plus nécessaire et les installations auxquelles on aura procédé à cet effet pourront être enlevées de la Chambre des communes comme n’étant plus utiles et déménagées au musée des Archives publiques ». Force est de reconnaître que ce jour n’est pas encore arrivé… Le lauréat du prix Nobel de la Paix (1957) avait une vision pour le moins idéaliste de l’avenir du bilinguisme au Canada. Tout indique que les interprètes ne manqueront pas de travail durant de nombreuses années encore.
Les interprètes Maurice Roy et Valérie Sylt.
(The Star Weekly, 14 mars 1959. CRCCF, Ph 129-100)
Mais qui est apte au pays à exercer le mystérieux métier d’interprète que d’aucuns considèrent « impossible »? « L’interprétation simultanée, a écrit Raymond Robichaud, s’entourait d’une aura de mystère, pour ne pas dire de sorcellerie. C’est tout juste si elle ne sentait pas le soufre! Qu’on pût, coiffé du casque, assis devant un micro, répéter dans une langue ce qu’on entendait dans une autre paraissait tenir du prodige. » Les personnes bilingues ou trilingues capables d’un tel tour de force étaient encore des « oiseaux rares ». En 1958, il n’y avait dans le monde, et principalement en Europe, que 250 interprètes professionnels reconnus. L’interprétation n’a pourtant rien à voir avec la magie ou les sciences occultes. Le procès de Nuremberg et la création des Nations Unies, véritables balises de la genèse de la profession, dataient de quelques années à peine. L’Association internationale des interprètes de conférence (AIIC), elle, n’avait vu le jour, à Paris, qu’en 1953. Dans les années 1950, la profession commençait à s’organiser.
Un concours préparé par le chef de la Division des débats et futur surintendant du Bureau des traductions, Henriot Mayer, permet de recruter sept candidats. Ce groupe de pionniers de l’interprétation parlementaire au Canada est rapidement surnommé La Pléiade, nom attribué dans l’histoire à plusieurs groupes de sept poètes considérés comme formant une constellation poétique. Ces premiers interprètes sont Marguerite Ouimet, Valérie Sylt, Anthony Martin et quatre traducteurs de la Division des débats : Raymond Aupy, Ernest Plante, Maurice Roy et Raymond Robichaud. Ce dernier, bachelier de l’Université d’Ottawa, parlait allemand en plus de l’anglais et du français. Il avait été interprète officiel des généraux durant la campagne de Normandie, officier de liaison et interprète français au procès du général SS Kurt Meyer, traduit devant une cour martiale canadienne à Aurich, en décembre 1945. M. Robichaud avait exercé le métier en modes consécutif et chuchoté, mais pas en simultanée. D’origine luxembourgeoise, Valérie Sylt avait connu les camps de concentration et était la seule à avoir l’expérience de l’interprétation simultanée. Marguerite Ouimet était une jeune diplômée (1956) de l’Université de Montréal, tandis que le Britannique Anthony Martin exerçait le métier de sténographe à Montréal. Andrée Francœur, diplômée de l’École d’interprétation de Genève (1955) et de l’Université de Montréal (1956), avait, elle aussi, réussi le concours de recrutement, mais décliné l’offre d’emploi que lui avait faite le Bureau des traductions, préférant faire carrière comme indépendante à Montréal, tout comme Thérèse Romer. Ces deux pionnières ont été les premières interprètes pigistes au pays.
Les quatre traducteurs des Débats étaient dits « mécanisés », car leur outil de travail était la machine à dicter. Au lieu de taper leurs traductions sur des machines à écrire, ils les dictaient, et c’est pourquoi on les surnommait « les dictateurs »! Ayant travaillé de cette manière pendant plusieurs années, ils étaient bien préparés à cette forme de traduction orale qu’est l’interprétation simultanée. Ces traducteurs chevronnés étaient, en outre, très au fait des us et coutumes de la vie parlementaire dans la capitale fédérale, ce qui constituait un précieux atout pour exercer la profession à laquelle ils se destinaient.
Pendant les cinq mois qui séparent l’adoption de la motion du premier ministre et le début de l’interprétation à la Chambre, Henriot Mayer coordonne la formation du groupe tout en organisant le service. Participant lui-même aux exercices de « recyclage » des traducteurs, il donnera à l’occasion un coup de main à cette équipe d’origine. C’est pourquoi les journaux de l’époque parlent non pas de sept, mais de huit pionniers. M. Mayer fait construire une cabine de fortune qu’il installe dans une des deux petites salles du rez-de-chaussée de l’édifice de l’Ouest mises à la disposition des futurs interprètes. Comme il est alors rigoureusement interdit d’enregistrer en direct les délibérations des députés à la Chambre, les apprentis interprètes lisent à tour de rôle des extraits du compte rendu des débats parlementaires et les enregistrent sur des magnétophones. Ce sont ces bandes qu’ils utilisent ensuite pour leurs exercices d’interprétation simultanée.
Les deux premières interprètes de conférence free-lance sur le
marché canadien de l’interprétation, Thérèse Romer et Andrée Francœur.
(Roland Doré, Photolux, La Presse, 17 mars 1960. CRCCF, Ph 129-296)
À ses débuts à la Chambre des communes, l’équipe obtient un certain succès de curiosité. Chaque pupitre est muni d’un écouteur et de deux boutons; l’un sert à sélectionner la langue, l’autre à régler l’intensité du volume. Les députés se félicitent de leur nouveau « système », même s’il leur faut encore apprendre à mettre leur écouteur au bon moment, à le brancher convenablement et à régler le volume. Ils appellent familièrement leur petit écouteur « mon traducteur ». Certains aimeraient même pouvoir l’apporter à la fin de la journée pour s’en servir en dehors de la Chambre. Le lendemain, les journaux titrent : « Traduction excellente en Chambre » (La Presse), « Translation System. A Howling Success! » (The Ottawa Citizen), « Les interprètes ont fait hier leurs premières armes » (Le Droit). On remarque que les journalistes, tout comme les députés, confondent « traduction » et « interprétation », deux professions pourtant fort différentes du point de vue de leur mode d’exercice et des aptitudes requises. The Star Weekly de Toronto consacrera, deux mois plus tard, un long article illustré de photos à ce nouveau service : « Now-Instant Translation. M.P.’s Can Crash Language Barrier with Flick of Button ». Les interprètes « se sont magnifiquement acquittés de leur tâche », peut-on lire sous la plume d’un journaliste du quotidien Le Droit.
Un seul petit bémol : certains auditeurs de langue anglaise ont souri de l’accent par trop britannique d’un des interprètes. Le lendemain de l’inauguration du service, le premier ministre Diefenbaker a interrompu une discussion entre un ministre et un député pour féliciter publiquement les interprètes. Il s’est dit enchanté du nouveau système :
Monsieur l’Orateur, dit-il, permettez-moi de dire que j’ai écouté la traduction des échanges d’une langue à l’autre au moyen de cet appareil de traduction simultanée et je dois reconnaître que le système fonctionne admirablement. […] Il me semble que je devais signaler la chose, étant donné que c’est la première fois que j’ai l’occasion d’écouter la traduction. La fidélité avec laquelle la traduction suit les paroles prononcées est réellement remarquable.
Très tôt, cependant, il faut « humaniser l’interprétation » en quelque sorte, c’est-à-dire rappeler aux députés qu’il y a une personne entre eux et le bouton qu’ils tournent pour écouter l’interprétation des discours et des interventions. À cette fin, une préposée, Monique Michaud, est alors chargée de se rendre dans les bureaux des députés et des ministres afin d’y recueillir le texte des discours ou les questions déjà traduites qui vont être posées en Chambre. La qualité du service d’interprétation s’en trouve ainsi accrue.
L’interprétation simultanée existe à la Chambre des communes depuis un demi-siècle. On ne conçoit pas la vie parlementaire canadienne sans les interprètes qui ont fait la preuve de la possibilité et de l’utilité de l’interprétation. Lors de la réception marquant le 40e anniversaire des services d’interprétation à la Chambre des communes, le ministre Alfonso Gagliano avait déclaré dans son allocution : « Ces professionnels hautement qualifiés, on ne les voit pas à la Chambre des communes puisqu’ils travaillent dans l’ombre, mais ils sont toujours à portée de voix! »
Les interprètes parlementaires se distinguent par leur haut degré de professionnalisme. En simultanée, il n’y a pas de place pour les demi-mesures : la communication passe ou ne passe pas. Il est impossible de stopper le flot continu des paroles et de revenir en arrière.
Le chef interprète Raymond Robichaud et
son adjoint Ernest Plante. (CRCCF, Ph 129-107)
L’interprète n’a pas droit à l’erreur. C’est un trapéziste qui exécute ses sauts périlleux sans filet. Il lui faut des nerfs d’acier. Mais aussi un équipement approprié et fiable de même que des techniciens compétents.
La qualité de l’interprétation repose, en fait, sur le travail et le talent de toute une équipe, comme au cinéma. Dans le film de la communication relayée, l’interprète joue le rôle principal et il ne peut pas se permettre de jouer faux.
Devant le succès obtenu à la Chambre basse, les membres de la Chambre haute n’ont pas tardé à réclamer à leur tour un service semblable. Il leur faudra patienter, cependant, jusqu’au 14 septembre 1961 avant que l’interprétation puisse y être inaugurée, l’équipement, acheté en Grande-Bretagne, ayant été livré avec plusieurs mois de retard.
Rattachée à l’origine à la Division des débats, l’interprétation parlementaire est devenue, au début des années 1960, un service distinct dirigé par Raymond Robichaud, que l’on a qualifié de « Prince des interprètes » ou « Monsieur interprétation ». Ernest Plante était son adjoint. Cette réorganisation s’imposait, car le service a vite pris de l’expansion. De toutes parts, on se mit à requérir les services d’interprètes — comités parlementaires, ministères, délégations canadiennes partant en mission à l’étranger, conférences extraparlementaires, réunions nationales ou internationales et autres activités similaires. L’interprétation est un bon baromètre de l’activité gouvernementale. Dans les années 1960, décennie que l’interprète Ronald Després considère comme l’« âge d’or de l’interprétation simultanée », les semaines de 80 heures n’étaient pas rares. Marguerite Ouimet a confié qu’elle passait plus de temps en cabine que chez elle, comme beaucoup de ses collègues d’ailleurs. À partir du milieu des années 1970, le technicien Jean-Pierre Dulude, dont l’exceptionnelle compétence faisait l’unanimité dans le milieu, a supervisé l’installation d’une soixantaine de cabines d’interprétation sur la colline du Parlement, dans les ministères et dans des édifices fédéraux un peu partout au pays. Il veillait scrupuleusement à ce que ces cabines respectent en tous points les exigences des normes nationales.
L’instigateur de l’interprétation simultanée, John Diefenbaker, déclarait en 1965 : « Je ne peux me représenter le Canada sans le Canada français. Je ne peux me représenter le Canada français sans le Canada. L’unité nationale reposant sur l’égalité doit être l’objectif. » Et cette égalité ne saurait exister sans égalité linguistique au cœur même du Parlement. Cela est si vrai que ce principe fondamental a été inséré dans la Loi constitutionnelle de 1982, où il est prévu que « chacun a le droit d’employer le français ou l’anglais dans les débats et travaux du Parlement » (article 17). Sans les interprètes, la Chambre ne peut pas siéger. D’ailleurs, il est arrivé que les travaux aient dû être ajournés en raison de difficultés techniques. Le ministre Gagliano avait raison de rappeler en 1999 que « l’interprétation simultanée donne du pouvoir aux députés du Canada en leur permettant de s’exprimer dans la langue officielle de leur choix ».
À la Chambre des communes, on a fini par s’habituer aux interprètes. On ne les remarque plus sans doute parce que l’interprétation est un phénomène d’identification. « Comme le comédien s’identifie à son personnage, l’interprète s’identifie à celui qu’il interprète », aimait à dire Raymond Robichaud. Isolé dans la pénombre de sa cabine vitrée, il en est venu à faire partie du décor sur « cette scène parlementaire aux cent actes divers », comme aurait dit le fabuliste Jean de La Fontaine. Ne faut-il pas y voir un bel hommage rendu à sa discrétion, à sa compétence et à son talent d’artiste de la communication?
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