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Mots de tête : « premier » et « dernier »

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité terminologique, volume 15, numéro 7, 1982, page 9)

« Dans tous les cas l’accent est mis sur les derniers vingt ans. »
(Jacques Dufresne, Le Devoir, 6.12.80)

« Récapitulons voulez-vous certains événements marquants de vos premiers cent jours de pouvoir. »
(Solange Chaput-Roland, Lettres ouvertes à 13 personnalités politiques1)

En lisant ces deux phrases, le défenseur de la langue qui sommeille en vous aura vite fait de remettre l’adjectif numéral à sa place : « les vingt dernières années », « vos cent premiers jours ». Le Comité de linguistique de Radio-Canada lui donnerait d’ailleurs raison :

« L’usage français veut que l’adjectif numéral accompagné de « premier » se place toujours avant le mot « premier », contrairement à l’anglais qui le place après (the first ten). Il en est de même pour « dernier ».

Le Guide du traducteur du ministère québécois des Communications (ne pas confondre avec l’ouvrage d’Irène de Buisseret) abonde dans le même sens : « L’adjectif numéral se place toujours avant le substantif et les mots : premier, dernier, autres, …2. » Mais on juge bon de signaler une exception à la règle : « Les dernières vingt-quatre heures ».

Pourquoi cette exception? Et celle-là seulement? On ne le dit pas.

Au Québec, l’usage de mettre « premier » ou « dernier » avant l’adjectif numéral est très répandu. Un seul numéro du Devoir nous en fournirait une bonne râtelée. On nous a dit à maintes reprises – et je l’ai cru – que c’était un anglicisme, mais aujourd’hui je n’en suis plus aussi sûr. Car même en pays hexagonal, c’est une tournure qu’on ne dédaigne pas.

Commençons par deux annonces publicitaires :

« Au Kenya (…), plus de cent rhinocéros ont été braconnés ces derniers dix-huit mois3. »

« … cette dégradation commence parfois à s’opérer dès les premiers dix mille kilomètres …4 »

Un journaliste :

« … les premières trois cents pages de son prochain roman les ont épatés5. »

Deux traducteurs, le premier de l’anglais :

« …. elle lui parlait le plus franchement qu’elle pouvait des dernières quatre ou cinq heures de son existence6. »

Le second, de l’allemand :

« Enfin, dans les dernières soixante-quinze minutes…7 »

J’en ai relevé quatre autres exemples dans le même ouvrage (il s’agit du Capital de Karl Marx).

De bons écrivains l’emploient également, dont Pierre-Jakez Hélias :

« … l’auteur (…) se vit condamner à mort des deux côtés dès les premiers six mois de son activité…8 »

Hélias n’ignore pourtant pas l’usage « correct », puisqu’il l’utilise plus loin : « cent dernières années9 ».

Georges Simenon succombe aussi à la tentation :

« Combien de fois est-ce arrivé pendant les derniers six mois10? »

J’ai rencontré pas moins de cinq fois la tournure « derniers vingt ans » dans un ouvrage d’André Parrot11, directeur honoraire du Musée du Louvre.

Et jusque chez Michel Tournier de L’Académie Goncourt :

« Quelques yachts pimpants (…) égaient les premiers cent mètres12. »

Cela commence à faire du monde à la messe (comme on dit en Nouvelle-France)…

Au terme d’un tel inventaire, il me paraît presque inconvenant de continuer à condamner cet usage. Si l’on ne peut se résigner à le cautionner, il faudra tout au moins inventer une nouvelle catégorie de faute, car il ne saurait s’agir d’un anglicisme. Au Québec, ce serait plutôt un archaïsme maintenu sous l’influence de l’anglais.

Je dis « archaïsme », parce que je l’ai lu dans une lettre du père Charles Lallemant qui date du 1er août… 1626 :

« Les premières six ou sept années paraîtront stériles à quelques-uns13. »

Ceux qui aimeraient en savoir plus long liront avec intérêt et profit la cinquième et dernière série des Problèmes de langage14 de Maurice Grevisse. Les exemples de Grevisse ne correspondent pas tout à fait aux miens, mais ils permettent de voir qu’en suivant à la lettre les préceptes des « fabricateurs de règles et d’exceptions » (le mot est de Grevisse), on se priverait de nuances subtiles et – partant – utiles.

P.S. : Assez curieusement, Irène de Buisseret ne dit rien de la place de l’adjectif numéral, mais elle va plus loin. Elle qualifie de « fausse Française15 » la tournure pendant les six dernières semaines et lui préfère une « vraie Française », depuis six semaines. C’est un raccourci fort utile – et maniable en plus – dont vous avez dû user et abuser (tout comme moi), mais qui ne convient malheureusement pas dans tous les cas.

NOTES

  • Retour à la note1 CHAPUT-ROLLAND, Solange. Lettres ouvertes à 13 personnalités politiques, Cercle du Livre de France, Montréal, 1977, p. 59.
  • Retour à la note2 Guide du traducteur, Éditeur officiel du Québec, 3e éd., 1978, p. 36.
  • Retour à la note3 L’Express, 10.01.81, p. 63 (Texte vraisemblablement traduit ou adapté de l’anglais.)
  • Retour à la note4 Le Point, 20.10.80, p. 70.
  • Retour à la note5 GOESBERT, Franz-Olivia. Le Nouvel Observateur, 27.10.80, p. 60.
  • Retour à la note6 WOLFE, Tom. Acid Test, Seuil, 1975, p. 167. (Traduction par Daniel Mauroc)
  • Retour à la note7 MARX, Karl. Le Capital, Livre 1, Garnier-Flammarion, 1969, p. 172 (Traduction par J. Roy)
  • Retour à la note8 HÉLIAS, Pierre-Jasek. Lettres de Bretagne, Éditions Galilée, 1978, p. 12.
  • Retour à la note9 Ibid. p. 46.
  • Retour à la note10 SIMENON, Georges. Les Dossiers de l’Agence O, Éditions Rencontre, tome VIII, 1967, p. 19.
  • Retour à la note11 PARROT, André. Clefs pour l’archéologie, Seghers, 1976, p. 20, 26, 41, 74, et 83.
  • Retour à la note12 TOURNIER, Michel. Canada : Journal de voyage, Éditions La Presse, 1977, p. 43.
  • Retour à la note13 Relations des Jésuites, tome 1, Éditions du Jour, 1972, p. 8.
  • Retour à la note14 GREVISSE, Maurice. Problèmes de langage, Gembloux, Duculot, 1970, p. 167-168.
  • Retour à la note15 DE BUISSERET, Irène. Guide du Traducteur, Ottawa, ATIO, 1972, p. 35.