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Anatomiquement parlant, la langue et l’oreille ont un lien de parenté. Ce sont des organes. La langue est l’organe du goût; l’oreille, celui de l’ouïe. Cela s’entend, direz-vous – sans vilain jeu de mots. Mais linguistiquement parlant?… Va pour la langue, car cette dernière est aussi l’organe de la parole. Mais l’oreille?… Que vient faire l’oreille en langue?
Cette question, je me la suis posée en relisant ce que le Bon usage (1980, § 783) disait de l’accord de l’adjectif avec deux noms de genre différent (c’est moi qui souligne) :
Dire, comme le fait Grevisse, que le masculin pluriel de l’adjectif dans Un dictionnaire et une grammaire espagnols est plausible (c’est-à-dire admissible), a de quoi surprendre, car cela laisse entendre, à mots couverts, qu’un autre accord serait possible! L’accord par proximité… Je me serais plutôt attendu à lire non pas plausible mais de règle, c’est-à-dire grammaticalement correct. Mais tel n’est pas le cas.
Certains s’accommodent du masculin pluriel dans Avec un savoir et une adresse merveilleux. Certains peut-être, mais pas Grevisse. Pour lui, cet accord, qui pourtant respecte la règle, est choquant! Pourquoi alors ne pas avoir proposé une solution?
Mais il suffit qu’un seul mot sépare le nom féminin de l’adjectif masculin pluriel, comme dans Il racontait avec un charme et une facilité vraiment silencieux, pour que l’oreille de Grevisse ne soit plus offensée. Il lui en faut vraiment très peu pour flatter son oreille! Moi, il m’en faudrait un peu plus.
Si une chose blesse, écorche, choque ou offense l’oreille, c’est qu’elle est désagréable à entendre. Autrement, on dira qu’elle chatouille, flatte, charme l’oreille. Dans le cas présent, Grevisse laisse entendre que le plaisir de l’oreille doit être pris au sérieux. Pour le lecteur à l’esprit cartésien, ce qui choque l’entendement, c’est que ce plaisir puisse avoir préséance sur la grammaire! Où s’en va-t-on, me dis-je, si l’on en est rendu à se permettre, avec la bénédiction des régents, de telles fantaisies? Il faut dire qu’en langue on n’en est pas à une fantaisie près1. Hélas!
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, parler d’oreille en langue n’est pas nouveau. Loin de là. Quiconque a lu ou lira, dans l’ouvrage d’Alexis Chassang2 ou ailleurs, les Remarques de Vaugelas et les commentaires auxquels elles ont alors donné lieu3, ne peut, ou ne pourra, qu’être surpris de la fréquence à laquelle ces messieurs recourent à leur oreille pour évaluer ce qui doit, ou ne doit pas, se dire. À un point tel d’ailleurs que, après avoir lu l’ouvrage de Chassang, je me suis demandé si, pour savoir quelle est l’orthographe d’un mot, comment faire tel accord, bref savoir rédiger correctement, m’écouter parler ou m’écouter écrire ne suffirait pas… Et je blague à peine. Voyez par vous-même ces quatre exemples parmi tant d’autres.
Pourquoi ces messieurs attachent-ils autant d’importance à l’oreille? Parce que la douceur est, s’il faut les croire, la qualité suprême de la langue et, par conséquent, le moteur de son évolution. Si un mot est doux (à l’oreille), il passera dans l’usage; s’il est dur, il sera rejeté. Il faut, par exemple, cesser d’employer dAmoiselle et dire dEmoiselle et madEmoiselle. Pourquoi? demanderez-vous. Parce que le e est beaucoup plus doux que le a (I-23-V)! Ou encore, il ne faut pas hésiter à employer insidieux, car, outre le fait qu’il n’existe pas d’autre mot pour dire ce qu’il signifie, il est beau et doux à l’oreille. Son avenir dans la langue serait donc assuré par le simple fait qu’il est agréable à entendre (I-107-V)!
Pour ces messieurs, la douceur, ou le plaisir de l’oreille – ce qui revient au même –, joue un rôle crucial. C’est l’oreille qui décide, qui est le seul juge (I-295-P; II-84-C), le souverain juge (I-190-V). Au point que, si ce que la grammaire prescrit ne plaît pas à l’oreille, la grammaire doit céder le pas à la douceur (I-163-C).
Mais cette douceur, que Vaugelas voudrait à tout prix voir régner en maître sur la destinée de la langue, lui joue parfois de vilains tours; il arrive qu’elle cède sa place, ce qui évidemment contrarie Vaugelas : « Ce mot [quantesfois] pour dire combien de fois, est beau et agréable à l’oreille selon l’avis de beaucoup de gens, tellement que je m’étonne qu’il ait eu une si mauvaise destinée… » (II-214-V). Son étonnement me surprend, car, ailleurs dans ses Remarques, il nous met en garde contre la suprématie de l’oreille. Cette dernière peut être fautive, nous dit-il (I-150-V). Pas question de contenter d’abord et avant tout son oreille (II-472-V); la raison doit être satisfaite en premier! J’ai un peu de difficulté à le suivre. Sur quoi se base donc Vaugelas pour dire que, dans tel cas, l’oreille est le juge suprême, c’est-à-dire fiable, et, dans tel autre, non fiable, fautive? Aurait-il, lui, une oreille absolue, une oreille qui ne se trompe jamais?
S’il le pense, il s’en trouve pour le contester. Par exemple, Vaugelas s’étonne que la rudesse des consonances dans Il entend pourtant avant toutes choses, rudesse qui lui saute aux yeux (ou à l’oreille), échappe à tant de gens (I-374-V). Pour Corneille, ce qui est choquant, ce n’est pas tant leur présence que la distance qui les sépare. Son oreille n’est point choquée d’entendre dire j’ai vu à regret son secret trahi (consonances proches), mais elle ne peut souffrir j’ai vu avec beaucoup de regret qu’on avait trahi son secret (consonances distantes) (I-376-C). L’Académie (I-376-A) ne trouve, elle non plus, aucune rudesse dans la phrase de Vaugelas. Mais elle s’empresse d’ajouter « peut-être aurait-on peine à souffrir celle-ci, Il blâme pourtant tout ce qu’il entend ». De toute évidence, les oreilles n’ont pas toutes la même sensibilité.
Mais Vaugelas était-il conscient d’imposer à tous ce que SON oreille lui dictait? Fort probablement que non, car son ton est presque toujours péremptoire : « il faut toujours dire », « ni l’un ni l’autre n’est bon », « cela ne vaut rien » ou encore « quelle oreille n’est point choquée de… ». Comme s’il détenait la vérité absolue! Mais il lui arrive de reconnaître qu’il puisse avoir tort, mais en de très rares occasions : « En table, que plusieurs disent, pour dire à table ne vaut rien du tout, et choque merveilleusement l’oreille, au moins certes la mienne » (II-472-V). D’autres oreilles peuvent donc ne pas être offensées, là où la sienne l’est! Autrement dit, son opinion n’est pas sans appel, malgré le ton dogmatique employé.
Si les oreilles ne se valent pas toutes, si ce qui paraît doux à certaines peut sembler rude à d’autres, à quoi alors peut bien tenir cette différence de sensibilité? Apparemment, à l’usage! En effet, si quelque chose semble rude, c’est que l’oreille n’y est point encore accoutumée. Par exemple, il est plus rude de dire lequel que de répéter deux fois qui, car « l’usage en est si fréquent, qu’il en ôte la rudesse, et l’oreille n’en est point offensée » (I-118-V). Comment l’oreille des autres pourrait-t-elle s’accoutumer si, chaque fois que quelqu’un recourt à une tournure qui est rude à l’oreille de Vaugelas, ce dernier se permet d’intervenir de façon autoritaire?… En agissant ainsi, Vaugelas ne veut-il pas orienter l’usage plutôt que le refléter?…
Parfois même Vaugelas craint que l’usage ait à plier l’échine devant la douceur. Il craint, par exemple, que satifaire et satifaction – qui étaient alors de plus en plus utilisés, mais que la Cour et les bons auteurs ne pouvaient souffrir – ne remplacent satisfaire et satisfaction. Il craint que la mauvaise prononciation ne l’emporte, étant donné qu’il est « plus doux de dire, satifaire et satifaction, sans s, qu’avec une s, et que la prononciation en est beaucoup plus aisée » (I-262-V). Fort heureusement, sa crainte ne s’est pas avérée.
Quelle place doit donc occuper l’usage dans la langue? Quelle crédibilité faut-il accorder aux régents, aux grammairiens? Respectent-ils vraiment l’usage? N’imposeraient-ils pas plutôt leur vision de la langue, c’est-à-dire l’usage que, eux, en font et qu’ils voudraient voir se généraliser? À cela, Vaugelas a une réponse toute prête : en cas de doute, mieux vaut consulter les femmes et ceux qui n’ont pas étudié. Surtout ne consultez pas que ceux qui connaissent le latin et le grec. Les femmes, certes, mais pas toutes. Uniquement celles qui fréquentent la Cour, même si ce que disent les autres – celles qui forment la « lie du peuple » (Vaugelas dixit) – pourrait à l’occasion mieux refléter cet usage.
Douter d’un mot ou d’une phrase, c’est douter de l’usage, c’est-à-dire de la façon de parler ou d’écrire. Et pour Vaugelas, les femmes et ceux qui n’ont pas étudié le latin et le grec – ou toute autre langue – sont les témoins les plus crédibles7, car ils ne sont pas influencés par les tournures propres à ces langues étrangères (comme dire : Faire sûr / to make sure; Marcher son chien / to walk one’s dog; Je vous ai manqué / I missed you). Faut-il croire Vaugelas quand il dit que la lie du peuple pourrait apporter quelques précisions sur l’usage? On peut toujours lui accorder le bénéfice du doute, mais il ne se gêne pas pour dire le contraire : « Toute la Cour dit filleul, et filleule, et toute la ville fillol, et fillole. Il n’y a pas à délibérer si l’on parlera plutôt comme l’on parle à la Cour, que comme l’on parle à la ville. Mais outre que l’usage de la Cour doit prévaloir sur celui de l’autre sans y chercher de raison… » (II-25-V). Autrement dit, on recourt à la lie du peuple uniquement quand cela fait l’affaire.
Si l’usage jouait un si grand rôle dans la langue, comment expliquer que ces messieurs faisaient régulièrement référence à leur oreille? On pourrait toujours dire que c’était la mode de l’époque. Mais, de nos jours, on recourt encore à l’oreille. Moins souvent peut-être, mais on y recourt quand même. Rappelez-vous les commentaires de Grevisse, cités en début d’article. André Goosse, en 2008, ne fait plus, à ce propos, intervenir l’oreille comme l’avait fait Grevisse en 1980. Cela ne signifie pas pour autant que oreille soit disparu du discours grammatical. Que non! On le rencontre encore. À preuve, ce que nous dit Goosse (Bon usage, § 285, b, 5°) à propos de la construction du verbe hériter : « Hériter DE qqch DE qqn est rare et peu recommandable; les deux régimes ne sont pas là différenciés, sans compter que le double de ne plaît pas aux oreilles délicates; cela choque moins avec dont et surtout avec en. […] Un secret dont j’ai hérité de mes pères; […] L’Italie n’a pas inventé la mosaïque; elle en hérita des Grecs. »
Il faudrait donc, à l’occasion, faire jouer son oreille quand on écrit! Même aujourd’hui… Mais seulement avec la bénédiction des régents de la langue. Sinon, on se fera reprendre.
Compte tenu de ce que j’ai lu dans l’ouvrage de Chassang, je ne m’étonne plus – même si je le déplore grandement – que la langue française soit si pleine d’embûches. À l’époque où telle ou telle façon de dire a été décidée, l’oreille jouait un très grand rôle. C’était elle qui, en bout de ligne, dictait.
Certains diront qu’en écrivant, on se fie, encore aujourd’hui, consciemment ou non, à son oreille pour s’assurer que la phrase qu’on est en train d’écrire sonne bien. Il est vrai qu’une phrase bien « roulée » est plus agréable à lire ou à entendre qu’une autre qui ne le serait pas, même si cette dernière respecte en tous points la grammaire. Mais il y a une différence – du moins, pour moi – entre choisir la tournure la plus agréable à lire et l’imposer comme règle sur la foi de son oreille.
Mais à y regarder de plus près, n’est-ce pas ce que fait souvent le réviseur quand il décide de mettre son grain de sel?… Il oublie que son oreille n’est pas absolue, que ce qui est doux à son oreille ne l’est pas nécessairement à celle des autres.
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