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Traduction et tauromachie

André Senécal, trad. a., réd. a.
(L’Actualité langagière, volume 5, numéro 2, 2008, page 11)

Que le papier parle et que la langue se taise.
Miguel Cervantès
Don Quichotte

Peu importe le milieu de travail dans lequel il œuvre, le traducteur professionnel exerce un métier très individualiste, seul devant son texte comme le matador devant le taureau. Un métier dans lequel il se mesure à lui-même plus qu’au texte à traduire. Dans la corrida du quotidien, le traducteur débutant doit apprendre son art, puis peaufiner sa technique pour gagner en assurance et en qualité. Arrive enfin le jour où il a suffisamment fait ses preuves pour qu’on lui confie un client, un gros projet ou des textes très délicats ou ultra-spécialisés. Mais contrairement au matador dans son habit de lumière, il ne doit s’attendre à quelque gloire que ce soit, même si ses pairs reconnaissent ses faits d’armes.

La filière universitaire constitue la voie royale donnant accès à la profession de traducteur. Néanmoins, encore faut-il intégrer le savoir théorique et l’adapter aux réalités quotidiennes du milieu de travail qui fondent parfois brutalement sur le traducteur débutant. Des stages pendant ses études (s’il a pu en bénéficier) lui auront déjà donné un avant-goût de ce qui l’attend. Dans un milieu encadré, sa cuadrilla, le traducteur est habituellement pris en charge par un ou des traducteurs chevronnés. On l’initie aux domaines de travail, le guide dans ses recherches, lui fait travailler ses lacunes à travers les textes qu’il commence à traduire, lui inculque des techniques de travail selon un échéancier qui tiendra compte à la fois de sa capacité à progresser et de la nécessité pour lui de quitter le statut de novillero, de traducteur en apprentissage, au bout d’une période qu’il juge souvent trop courte.

La période d’apprentissage peut parfois se révéler pénible, surtout quand le traducteur débutant se rend vraiment compte de ses lacunes, autant de roustes qui le bousculent et pourraient le décourager. Dans ces moments, le parrainage d’un torero expérimenté sera déterminant pour permettre à notre novice de ne pas perdre confiance. Parallèlement à cet appui psychologique, notre novillero doit néanmoins travailler avec ardeur. Ses traductions parfois approximatives et d’une qualité perfectible sont autant de passes de cape trop amples. Son parrain réviseur n’aura de cesse de l’exhorter à « serrer le taureau de près » — à serrer le texte de près — sans le tutoyer — sans le calquer. Ce travail de rigueur ne doit rien laisser au hasard, et plus tôt s’y mettra notre débutant, plus vite il accédera au niveau de travail.

Très souvent, le traducteur débutant s’aperçoit que la formation universitaire reçue ne constitue en fait que le point de départ du véritable apprentissage de sa profession. Il apprend entre autres à ne pas se précipiter sur le texte sans l’avoir un tant soit peu évalué, un peu comme le novillero qui ferait preuve de tremendiste, cette attitude risquée qui consiste à affronter le taureau sans avoir pris la peine de jauger son comportement. On ne saurait alors trop insister sur l’importance que représente pour lui la gouverne d’un traducteur d’expérience. L’humilité est aussi de mise face aux nombreuses révisions qui ne manqueront pas d’émailler ses premières traductions : après tout, il est en période d’apprentissage et il doit en prendre de la graine. Il devra aussi bien faire la part des choses en comprenant que ce sont ses traductions qui sont en procès, et non sa propre personne. Distinction que bien des débutants ont parfois de la difficulté à faire pendant leur compagnonnage.

Après moult efforts et beaucoup de travail, notre débutant accède à l’alternativa, ce passage de novillero à torero, du niveau d’apprentissage au niveau de travail, qui est le niveau professionnel. À ce stade, il a acquis une assurance qui lui permet de bien évoluer dans sa pratique, une querencia, sorte de zone de confort. Le danger qui le guette est de se considérer comme « arrivé ». On ne l’est jamais en traduction. Le traducteur est « condamné » à se perfectionner. Fascinante damnation! Que ce soit officiellement grâce à un programme de perfectionnement offert par son ordre professionnel, son employeur ou l’extérieur, ou au fil de ses recherches et des textes qu’il aborde, le traducteur professionnel doit continuer à s’améliorer sur le plan des connaissances linguistiques et spécialisées. C’est à ce prix qu’il demeure dans l’arène, qu’il conserve sa compétence. Cette vigilance professionnelle permet justement au torero de sortir vainqueur de chaque combat qu’il livre. Un moment d’inattention, une mauvaise préparation, un excès de confiance en soi le mettront à la merci du taureau pendant sa faena, son travail. Au mieux, le torero subit un accrochage, au pire, une encornade.

Les satisfactions en traduction sont rarement intenses, mais elles constellent le quotidien de leurs fines lueurs étincelantes. Venir à bout d’une traduction particulièrement difficile ou délicate ne signifie pas donner l’estocade. C’est, par contre, un moment de légitime fierté qui fait prendre conscience de toute la noblesse d’un art difficile qui est devenu une profession rigoureuse.