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La plupart de nos concitoyens sont sous
l’impression que le pont Victoria a été
construit à même les sueurs du peuple1.
S’il vous arrive de feuilleter les ouvrages des défenseurs de notre langue – ils sont assez nombreux, de Carbonneau à Meney, en passant par Daviault, Dagenais et Colpron, sans oublier les dictionnaires de faux amis –, vous n’ignorez pas que la tournure « sous l’impression que » est un calque. Dans une chronique de l’année dernière, j’indiquais qu’elle date de presque un siècle et demi. Depuis, j’ai trouvé quatre sources qui la vieillissent de plusieurs années. Un politicien, forcé de s’exiler, écrit dans son journal de voyage : « Elle était sous l’impression que c’était le trésor Anglais qui payait nos officiers publics dans le Bas-Canada2. » Deux ans plus tard, un évêque lui emboîte le pas : « Plusieurs de nos Patriotes sont sous cette impression que l’Union des deux Provinces opérera plus vite leur désunion de la mère patrie3. » Suivi d’un autre exilé : « sous l’impression que les fonds […] y seront parvenus avant nous4 ». Un journaliste, futur député, joint sa voix à celles du clergé et des exilés : « ils nous ont tous paru être sous l’impression qu’ici nous devons agir de telle manière5 ».
C’est ensuite au tour d’un prisonnier d’État d’ajouter son grain de sel : « comme on était resté sous l’impression que l’eau salée m’avait fait du bien6 ». Même un fonctionnaire de l’Instruction publique ne se méfie pas du calque : « je suis sous l’impression qu’il importe que les discussions de cette nature se fassent jour de temps à autre7 ». Enfin, un politicien : « Je suis sous l’impression que tu as peut-être été un peu vif à donner ta démission8 », et un prêtre (un émule de Mgr Bourget, peut-être, surtout qu’il a été ordonné par lui) : « Je suis sous l’impression que le mandement collectif se tiendra dans les hautes sphères9. »
Il va sans dire que cette tournure est tout aussi fréquente au vingtième siècle. Et qui de mieux pour l’inaugurer que le grand Louis Fréchette : « le public était sous l’impression que la voiture à quatre roues devait être l’apanage exclusif des Anglais10 ». Une litanie de grands noms s’égrène sur tout le siècle : Jules‑Paul Tardivel (1901), Camille Roy (1907), et l’auteur d’un des premiers glossaires du parler québécois : « Plusieurs sont sous l’impression que marchandises sèches est la traduction de l’anglais dry goods11. » Viendront ensuite Olivar Asselin (1915), Adélard Godbout (1942), Pascal Poirier (1944), André Laurendeau (1968), Jacques Ferron (six exemples, de 1971 à 1985). L’expression trouve même le moyen de se glisser dans un discours du banquet de clôture de la Dictée des Amériques de 2004 : « cet exercice ne devrait pas nous laisser sous l’impression que le français est une langue difficile à apprendre »… On ne saurait mieux dire.
Quant à nos journalistes, autant dire qu’ils l’ont tous adoptée. Il est pourtant tellement facile de l’éviter, me direz-vous. Et sans compter que les formules de remplacement sont souvent plus courtes, plus maniables : « j’ai l’impression », « je suis persuadé », « il me semble », « je pense », « je crois »… Après au moins un demi-siècle de condamnation (Carbonneau12), comment expliquer un tel acharnement? Je me demande si – outre l’influence indéniable de l’anglais – l’existence de la forme « sous l’impression », qui a un sens très voisin, n’y serait pas pour quelque chose.
Lorsqu’on lit cette phrase d’André Breton (1939), dans une lettre à Julien Gracq : « Votre livre m’a laissé sous l’impression d’une communication d’un ordre absolument essentiel », on a un moment d’hésitation. Mais celle-ci de René Bazin (1889) fait hésiter davantage : « Il ne voulut pas me laisser sous l’impression fâcheuse que ce nom pouvait éveiller en moi » (À l’aventure). Il faut relire. Et avec ce texte de Valéry Larbaud (1922) : « Il est resté sous l’impression qu’il en a reçue au collège » (Nouvelle Revue française), l’hésitation est encore plus longue. Mais à la relecture, on voit bien que ce n’est pas notre usage.
J’ai pourtant trouvé des exemples qui pourraient facilement porter l’étiquette « Québec » : « laissant sa tante sous l’impression qu’il n’était rien moins qu’un réprouvé13 ». Évidemment, il s’agit d’une traduction, me ferez-vous remarquer. Mais la traductrice – Marie-Thérèse Blanc de son vrai nom – récidive quelques années plus tard dans un article sur les romans américains : « M. Fawcett nous laisse sous l’impression que son héroïne a plus de bonheur qu’elle n’en mérite14. » Et il n’y a pas que les traducteurs de l’anglais qui se laissent prendre au piège. Celui-ci, de l’allemand : « Sous l’impression qu’il s’agissait des restes d’un temple d’Aphrodite… » (Paul Heinrich August Wolters, Bulletin de correspondance hellénique, 1894). Et du chinois : « tandis que je me trouvais […] sous l’impression que le monde avait changé de couleur15 ». Existe-t-il un tour semblable à l’anglais dans ces deux langues?
D’ailleurs, il n’y a pas que les traducteurs qui succombent au charme de « notre » tournure : « Ne restez pas sous l’impression que nous allons partir en guerre contre le Mexique » (L’avenir du Luxembourg, 1914); « Mon passage à Manille m’a laissé sous l’impression que les Filippins commençaient à se rendre compte… » (Rév. P. Robert, Politique étrangère, 1937). Autre exemple, dans la même revue, d’un grand journaliste : « L’opinion moyenne resta sous l’impression qu’ils regrettaient, non seulement la capitulation, mais aussi l’apaisement. » (Alfred Fabre-Luce, 1939). Un scientifique se fait psychologue : « M. Guinier était servi par un don exceptionnel pour saisir son auditoire […] et le laisser sous l’impression que tout est parfaitement clair et simple » (Bulletin de l’Académie et de la Société lorraines des Sciences de Nancy, juin 1963). Et plus près de nous : « Il me laisse sous l’impression que ce phénomène invasif doit bien arranger Karim pour qu’il demande à ce que l’on n’en parle plus. » (Ivan Rioufol, Le Figaro, 30.01.10)
On commence presque à trouver à cette tournure un petit air idiomatique… Il existe même des variantes, dont une avec « de » : « Le faubourg Saint-Germain restait encore sous l’impression d’avoir appris qu’à la réception pour le roi et la reine d’Angleterre, la duchesse n’avait pas craint de convier M. Detaille. » Je sais, cette phrase de Proust (Guermantes, 1921) est plus près du tour classique (v. Bazin, Larbaud, Breton). Mais j’en ai trouvé une autre, qui est dans le droit sens de notre usage : « Socrate, sous l’accablante impression d’avoir peut-être attendu trop longtemps, fit pesamment demi-tour16. »
Je me doute bien que ce ne sont pas ces exemples qui feront qu’à la première occasion vous emploierez « notre » calque. Je ne suis d’ailleurs pas sûr de parvenir à m’y résoudre moi-même… Mais je songeais à écrire sur ce problème depuis quelque temps. Le déclencheur est venu le jour où j’ai lu dans un recueil d’expressions françaises et québécoises17, d’un ancien professeur de français, que le tour « avoir l’impression que » était québécois… Je me suis dit que les nombreux interdits qui frappent notre calque depuis des lustres commençaient à faire trop de ravages et que le moment était venu de tenter de remettre les pendules à l’heure.
Ce « calque » finira-t-il par se glisser dans le dictionnaire? Ce n’est certes pas demain la veille, si l’on en juge par le fait qu’il est encore quasi impossible d’y trouver « sous l’impression », sans « que ». Le tour même que René Bazin emploie en 1889…
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