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Traduire le monde : Toponymes disparus

André Racicot
(L’Actualité langagière, volume 8, numéro 2, 2011, page 30)

Je vous convie à un grand voyage : nous partons de la charmante Gothembourg, puis prenons la mer pour traverser l’océan et accoster à Port-d’Espagne, capitale de Trinité-et-Tobago. Nous reprenons ensuite le bateau et traversons de nouveau l’océan Atlantique et la Méditerranée avant de nous engager dans les Dardanelles et gagner ainsi l’envoûtante Istamboul. Après un vol passablement long qui nous fait survoler l’Asie, nous arrivons enfin à la Nouvelle-Delhi.

Alors, vous avez fait un beau voyage? Certains éléments de la nomenclature du paragraphe précédent vous indisposent et paraissent inhabituels? Vous avez tout à fait raison. Bienvenue dans le monde des disparus, et ce ne sont pas ceux de la série télé Perdus!

Les toponymes ne sont pas immuables. Certains se transforment au fil des décennies. On abandonne les formes traduites pour revenir aux graphies d’origine, peut-être par souci d’authenticité, allez donc savoir. Toujours est-il que des noms comme Gothembourg, Port-d’Espagne et Istamboul ont disparu de l’écran radar pour laisser la place à Göteborg, Port of Spain et Istanbul.

L’utilité des traductions

Y a-t-il lieu de s’inquiéter? Tout dépend. Les formes traduites avaient leur raison d’être. Elles permettaient notamment à d’autres peuples de parler du Caire, sans devoir essayer de dire al-Qahira. Mais les traductions n’étaient pas toutes motivées par des questions de prononciation, mais aussi par la proximité de la ville ou de la région désignée par le toponyme.

La France a certaines affinités linguistiques avec les pays latins qui l’entourent, soit l’Italie, l’Espagne et le Portugal. Les toponymes de ces pays ont été plus facilement traduits que ceux du monde slave, par exemple. Évidemment, les relations culturelles, politiques et commerciales plus étroites avec ces voisins expliquent aussi le phénomène.

Quelques exemples : Toscane, Florence, Naples, Lombardie; Barcelone, Andalousie, Grenade, Séville; Lisbonne, Porto.

Le monde germanique fait un peu bande à part. Commençons par les pays d’Europe du Nord, où le nombre de toponymes traduits est négligeable. Nous avons vu le français Gothembourg pour rendre Göteborg, mais à part Copenhague, pour København, et Elseneur, pour Helsingør, peu de français coule dans les fjords scandinaves.

Le cas de l’Allemagne est différent, car ce pays entretient des relations suivies de longue date avec la France, relations tantôt belliqueuses, tantôt harmonieuses.

Si je vous parle de Louisbourg, vous pensez sûrement à la forteresse de Nouvelle-Écosse, tandis qu’il s’agit de l’ancien nom de Ludwigsburg. Alors attention à ce que vous dites : l’Université de Tubinge est l’une des meilleures d’Allemagne (Tübingen); la célèbre coccinelle est fabriquée aux usines automobiles de Wolfsbourg (Wolfsburg) et il ne faut surtout pas sauter d’un pont à Berlin, au risque de piquer une tête dans la Sprée (Spree).

Ces quelques disparitions ne doivent cependant pas faire oublier le foisonnement de toponymes traduits : Munich, Cologne, Hambourg, Nuremberg, Rhénanie, Bavière, Franconie, etc.

Les États-Unis comptent deux villes dont le nom est traduit : Philadelphie et La Nouvelle-Orléans. Mais, il n’y a pas si longtemps, la ville de Detroit, fondée par les Français, s’écrivait Détroit. Au fil des décennies, l’accent aigu est hélas disparu des dictionnaires de l’Hexagone. Et comment ne pas parler de New York? Il semble bien que la « Grosse Pomme » ne se croque qu’en anglais, parce qu’il n’y a pas si longtemps, un trait d’union lui servait de trognon. D’ailleurs, cette graphie bien française de New-York a la vie dure et ressuscite assez souvent dans certaines pages des sports de nos quotidiens. Elle peut même revendiquer une certaine pérennité sur la Rive-Sud de Montréal, où elle figure sur un panneau routier (jusqu’à ce que la rouille en ait raison).

Le phénomène touche bien sûr d’autres contrées. Par exemple, il faut oublier la ville d’Assomption, au Paraguay, et parler plutôt d’Asunción. De même en est-il de São Miguel, aux Açores, au lieu de Saint-Michel. Et je vous fais grâce de Kirkouk, devenue Kirkuk, en Iraq, et autres Vladicaucase (Vladikavkaz).

Les toponymes traduits vont-ils disparaître?

La question se pose, surtout si l’on connaît ce groupe d’experts des Nations Unies qui préconise la non-traduction des toponymes, une mesure radicale qui plaît à certains, malgré son caractère peu pratique. Le principal avantage serait d’éliminer les multiples traductions d’un toponyme comme Moscou, qui reprendrait dans toutes les langues son nom d’origine, Moskva.

Néanmoins, il faut garder la tête froide, car l’élimination des traductions signifierait la disparation de quelque 7000 toponymes dans la langue française et l’apparition du même nombre de mots auxquels nous ne sommes pas habitués. Bref, la façon dont nous traduisons le monde serait complètement bouleversée et il ne fait aucun doute que les rédacteurs et les traducteurs renâcleraient. La plupart des noms de pays tels que nous les connaissons ne seraient plus qu’un souvenir. Ces changements pourraient toucher des pays aussi connus que l’Arménie, le Bhoutan, la Finlande, la Géorgie, la Hongrie, l’Inde et le Japon, qui deviendraient respectivement : Hayastan, Druk Yul, Suomi, Sakartvelo, Magyarország, Bharat et Nippon. Le moins que l’on puisse dire, c’est que nous serions désorientés.

D’ailleurs, ce courant onusien de non-traduction fait peu d’adeptes et les dictionnaires en témoignent chaque année, car ils s’en tiennent le plus souvent aux graphies consacrées et n’indiquent les noms originaux qu’à titre indicatif.

Oui, la traduction des toponymes est encore bien loin de Waterloo.