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La très grande majorité des traducteurs à qui l’on montre l’expression fédéro-provincial, où fédéro est écrit à la manière de boléro, écarquillent d’abord les yeux, parce qu’ils ne l’ont jamais vue, puis font la grimace. Pourtant l’expression existe depuis vingt-cinq ans. Elle a été créée par les jurilinguistes du ministère de la Justice au moment de la révision des lois1. Le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a pas « pris ».
Mais comme la Justice l’utilise, elle a fait son chemin dans certains textes de loi. Ainsi, à l’article 21 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, il est énoncé : Sous réserve d’un accord fédéro-provincial visé au paragraphe 9(1), devient résident permanent la personne à laquelle la qualité de réfugié… La Partie I de la Loi sur les ressources en eau parle de programmes fédéro-provinciaux. La Loi canadienne sur la protection de l’environnement mentionne un comité consultatif fédéro-provincial. L’article 10 de la Loi sur les langues officielles stipule que les textes fédéro-provinciaux doivent être établis dans les deux langues officielles.
On trouve encore fédéral-provincial, par exemple dans la Loi sur la Société d’assurance-dépôts du Canada, à l’article 39.38, qui porte sur des accords fédéraux-provinciaux, et souvent dans les Règlements, comme à l’article 2 du Règlement sur les oiseaux migrateurs. Un Accord fédéral-provincial sur le poulet a été signé en 2001.
Le cœur des autres grandes institutions juridiques du Canada balance entre fédéral et fédéro. Si je me fie au moteur de recherche de l’Institut canadien d’information juridique (IIJCan), à la Cour suprême fédéral-provincial domine. Il apparaît dans une décision de 20022 (la mise en branle du processus fédéral-provincial). Un autre document de la même Cour parle d’un comité consultatif fédéro-provincial3. À la Cour fédérale du Canada, dans les motifs de l’ordonnance, on emploie fédéral-provincial, mais le moteur donne quelques occurrences de fédéro.
Il n’y a pas vraiment hésitation : s’il n’en tenait qu’aux jurilinguistes de la Justice, tous ces fédéral-provincial, fédéraux-provinciaux, etc., disparaîtraient.
Les traducteurs ne sont pas les seuls à ignorer le mot. La presse l’ignore. L’ancien premier ministre du Québec Robert Bourassa a quelquefois été décrit comme un fédéro-nationaliste, mais c’était un raccourci fantaisiste pour fédéraliste4. Dans les Lois consolidées du Québec, le moteur IIJCan révèle une conférence ministérielle fédérale-provinciale, une entente fédérale-provinciale, et ainsi de suite, mais nulle trace de fédéro.
Inexistant aussi en Europe, semble-t-il. Le lexique de la Maison de la francité consigne les entrées fédéral-provincial et fédéral-régional, données comme étant d’origine canadienne, mais pas l’ombre d’un fédéro dans le reste de la francophonie5. Il ne manque pourtant pas de relations entre fédération, régions, cantons et communes dans des pays comme la Belgique et la Suisse. Il est vrai qu’on n’y voit pas non plus de relations fédérales-régionales ou fédérales-cantonales. Seule exception mais qui en cache peut-être d’autres, Bernard Dafflon, professeur de finances à l’Université de Fribourg, a fait un exposé sur la Péréquation fédérale-cantonale en Suisse : évolutions possibles et souhaitables?, à un forum sur le déséquilibre fiscal tenu à Québec en 20016. En France, je suis tombé sur un Conseil fédéral régional, sans trait d’union, qui réunit des Jeunes chambres économiques formées de fédérations locales7.
Avec fédéro-provincial, nous sommes donc en territoire canadien, secteur juridique. C’est dire que les lois, au grand dam de nos jurilinguistes, n’ont pas contribué à répandre le terme. Après vingt-cinq ans d’existence, soyons francs, l’implantation n’a pas été une réussite. Pourquoi?
On peut tenter quelques explications. Mais il faut d’abord reconnaître que ses auteurs avaient leurs raisons de créer le terme. Fédéral-provincial était senti par certains comme un calque de l’anglais. L’expression créée est commode, allège les textes et simplifie les accords. Elle est idiomatique, puisque non seulement ce genre de construction n’existe pas en anglais, mais des termes semblables pullulent en français. D’ailleurs, justification suprême, combiner des adjectifs en abrégeant le premier avec la voyelle o est un procédé de la langue très ancien. Dans le Dictionnaire des structures du vocabulaire savant, Henri Cottez le fait remonter au latin savant, où il a trouvé des exemples comme les Opera medico-chimico-chirurgica de Paracelse8 – XVIe siècle!
Mais voilà peut-être la première chose qui rebute traducteurs, rédacteurs, universitaires, politicologues, journalistes et simples mortels : la forme savante de ces mots. Je ne parle pas ici des mots auxquels est soudé un simple préfixe d’origine grecque, comme aéro, hypo, néo, etc. Le procédé consiste plutôt à coordonner deux adjectifs (ou deux noms), à modifier le suffixe du premier et à former ainsi un adjectif (ou un nom) composé. Or c’est dans le domaine scientifique, notamment en chimie et en médecine, que ces formations sont le plus répandues. Pensons à ferronickel, gastroentérite, cardiovasculaire, physicomathématique, thermonucléaire, cirrocumulus, psychomoteur, sociolinguistique, etc. Ce genre de composés continuent d’apparaître dans tous les domaines de la science par dizaines et par centaines.
La langue courante absorbe toutes ces constructions venues de vocabulaires spécialisés, et certains termes, comme audiovisuel, se sont même fait une place dans la langue de tous les jours. Mais elle est plus ou moins friande du procédé quand vient le temps de créer un mot ordinaire. Elle coordonne spontanément les adjectifs sans modifier leur morphologie et sans abrègement, comme dans sourd-muet, aigre-doux, tout comme elle le fait avec les numéraux (trente-deux) et avec les noms : bar-restaurant, chanteur-compositeur, président-directeur général.
De plus – et c’est un trait fondamental de ces constructions que ne possède pas fédéro-provincial – les deux éléments en fusionnant forment une nouvelle entité. Le ferronickel n’est ni du fer ni du nickel, mais un alliage des deux métaux qui a des propriétés particulières. La psychoéducation mélange la psychologie et l’éducation. Dans l’astrophysique ou la physicochimie, deux sciences s’interpénètrent. On peut dire la même chose de termes comme socialo-communiste, qualifiant la personne qui est à la fois socialiste et communiste, ou politico-social, qui touche aux deux domaines. Il ne s’agit pas simplement de mettre deux choses l’une à côté de l’autre, ou en rapport l’une avec l’autre : la somme dépasse les parties9.
L’expression fédéro-provincial, au contraire, décrit une relation entre deux entités qui demeurent autonomes. Elle semblerait plutôt appartenir à une autre famille de composés en o : les adjectifs formés à partir de noms de pays, de peuples ou d’ethnies, comme israélo-arabe, italo-français, franco-allemand, germano-suisse, etc. On remarque que ces composés conservent le caractère savant des mots formés avec la voyelle o : le premier élément correspond presque toujours à une forme savante ou étymologique de l’adjectif, parfois peu évidente. Une troupe de théâtre présentait à Montréal en janvier une production helvético-québécoise, et non suisso-québécoise, qui serait un barbarisme. La frontière luso-espagnole sépare le Portugal de l’Espagne. On a déjà employé tudesco, d’origine latine, au lieu de germano, pour désigner l’Allemagne.
Ce procédé courant permet de créer des mots à volonté. Depuis le démantèlement de l’URSS, il est question en France des relations bilatérales kazakhstano-françaises10. Il arrive que ces mots désignent une entité plutôt qu’une relation, comme dans Empire austro-hongrois ou Union belgo-luxembourgeoise. Ils servent aussi à nommer des langues : l’indo-européen, le serbo-croate, l’anglo-canadien. Ils servent même à former des triplets, comme russo-sino-indien11 ou, à l’envers, indo-sino-russe12, et, pourquoi pas, des quadruplets, comme cette occurrence, très peu délicate, qui remonte à 1895 et que cite la Base historique du vocabulaire français de Bernard Quemada : Devant la coalition russo-tudesco-hispano-française, le Japon cédera-t-il?13.
Mais le plus souvent ils désignent un rapport entre deux groupes. De plus, les noms auxquels ils se rapportent sont assez circonscrits : conflit (israélo-arabe), pacte (germano-soviétique), relations (sino-américaines), rivalité (franco-britannique), frontière, commerce, amitié, conférence, guerre, coalition, etc. Le point important à noter est que les éléments de ces adjectifs continuent à désigner des entités parfaitement distinctes, qui ne sacrifient en rien leur autonomie en se combinant.
Ce caractère distinctif est d’ailleurs si important qu’il a été pris en compte dans la réforme de l’orthographe. Alors que la réforme remplace le trait d’union par la soudure dans les composés formés d’éléments savants – de microanalyse à otorhinolaryngologiste en passant par spatiotemporel, – il est recommandé de conserver le trait d’union lorsqu’il sert à marquer « une relation de coordination entre deux termes formés à partir de noms propres ou géographiques »14.
Fédéro-provincial semble ainsi remplir toutes les conditions pour entrer dans cette catégorie. Sauf que ce genre de construction, où la coordination marque simplement un rapport, est cantonné aux adjectifs qui renvoient à des noms de peuples, d’ethnies, de pays – c’est-à-dire en dernière analyse à des noms propres. C’est peut-être là le talon d’Achille de fédéro-provincial. Car c’est sur ce modèle qu’il est construit. Et il n’y correspond pas pour une double raison : les adjectifs de ces composés, étant formés à partir de noms propres, renvoient à un référent unique. Ce n’est pas le cas de provincial, par exemple dans conférence fédéro-provinciale. Le mot ne semble donc pas être à sa place dans cette famille non plus.
Le fait que l’une des deux entités juridiques (provincial) est imbriquée dans l’autre (fédéral), soit dit en passant, n’entre pas en ligne de compte. L’usage a déjà consacré l’emploi de canado-québécois, p. ex. : Depuis deux ou trois ans, le paysage politique canado-québécois est en pleine mutation15. En décembre dernier, devant le Comité permanent du patrimoine canadien, on a discuté d’un fonds canado-ontarien pour les infrastructures des municipalités rurales16.
Voilà donc des explications possibles de l’impopularité de fédéro-provincial. L’expression a aussi un adversaire de taille : fédéral-provincial. Même si l’on pouvait démontrer de façon convaincante que c’est un calque, voire dater son apparition, il n’est pas vraiment choquant. Il est vrai, comme on me l’a signalé, que l’existence en français de termes comme social-démocrate ou national-socialiste ne prouve rien : ce sont des germanismes. Mais l’usage canadien coordonne depuis longtemps les adjectifs sans modifier leur morphologie : pensons à progressiste-conservateur, au parti social chrétien d’Adrien Arcand. Les Français ont eu des partis démocrates-chrétiens et démocrates-populaires. Mais, on l’a vu, tous ces termes additionnent leurs traits sémantiques; ils ne marquent pas un rapport entre deux groupes. N’empêche qu’il nous est habituel de coordonner deux adjectifs sans les modifier.
Qui sait s’il n’y a pas en plus derrière tout ça des susceptibilités d’ordre politique, cachées ou inconscientes? Il est possible que l’on perçoive une trop grande prédominance du terme plein (provincial) par rapport au terme abrégé (fédéro). Fédéro-provincial efface un peu fédéral. Dans certains mots composés en français, l’un des deux termes – la tête ou la base de l’expression – domine : un safari-photo n’est pas une photo; la thermoélectricité est une sorte d’électricité. Peut-être préfère-t-on que l’expression reste bicéphale.
On pourrait bien sûr promouvoir en même temps provincialo-fédéral. Car si certaines expressions de ce type se sont figées, franco-britannique ou gréco-romain par exemple, dans la plupart les deux éléments sont interchangeables : sino-américain et américano-chinois, russo-japonais et nippo-russe sont aussi équivalents que le sont bracelet-montre et montre-bracelet. Mais il ne faut pas trop en demander à l’usage.
Certains locuteurs m’ont signalé que l’expression leur semblait aussi en porte-à-faux par rapport à l’usage phonétique. On peut être choqué d’entendre conférence fédéro-provinciale à cause de l’habitude solidement ancrée d’entendre à travers fédéro le masculin pluriel fédéraux. Mais bien sûr les habitudes se changent.
En un sens, les jurilinguistes ont le gros bout du bâton. Dura lex… La présence de fédéro dans les textes de loi crée en effet une servitude, puisque le terme apparaît obligatoirement dès qu’on les cite. Dans la Liste des rapports et états à présenter à la Chambre des communes publiée au début de la session en février 2004, on trouve les deux tours à quelques lignes d’intervalle, sous Agriculture et Agroalimentaire Canada : des accords fédéro-provinciaux sont exigés en vertu de la Loi sur le protection du revenu agricole, articles 4 à 6, où figure explicitement la mention d’« accords fédéro-provinciaux »; – puis, au paragraphe suivant, un décret du gouverneur en conseil portant sur des « accords fédéraux-provinciaux sur l’assurance-récolte » est exigé en vertu de la même loi, article 12, où l’expression ne figure pas telle quelle, et où on lit simplement : « Le gouverneur en conseil peut, par décret, autoriser le ministre à conclure des accords avec une ou plusieurs provinces… »
À la limite, la question est de savoir si on veut utiliser cette expression. À mon avis, ses bases linguistiques sont faibles. Elle ne ressemble qu’en apparence aux composés formés avec la voyelle o qui servent à marquer un rapport entre deux groupes, et elle ne ressemble pas aux nombreux composés qui en fusionnant leurs éléments désignent une nouvelle entité. Sauf que si quelque autorité influente décide de s’en mêler… Mais quelle autorité y a-t-il au-dessus des lois?
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