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De tous les interprètes qui ont sillonné l’Ouest canadien au xixe siècle, Jean L’Heureux est sans doute le plus excentrique. Ce singulier personnage à qui l’on refuse la prêtrise vit plusieurs années chez les Pieds-Noirs, dont il se fait l’ami et le défenseur. Malgré l’aide généreuse et répétée qu’il apporte aux missionnaires catholiques, à ses frères d’adoption, aux trafiquants de fourrures et aux autorités civiles, il sera toute sa vie un marginal suspect.
Né à Saint-Hyacinthe entre 1825 et 1831, il fait d’excellentes études classiques avant d’entreprendre une formation en théologie pour devenir prêtre. Au bout d’un an, cependant, il est mis à la porte du grand séminaire « en raison de graves désordres ». Commence alors pour lui une vie d’errance, d’aventure et d’imposture.
Vers le milieu des années 1850, L’Heureux parcourt la région des champs aurifères du Montana. À la mission des Jésuites, il se présente comme prêtre séculier, obtient une soutane, prétextant avoir perdu la sienne, et se met à prêcher et à célébrer baptêmes et mariages. Les membres de la Compagnie finissent par apprendre qu’il n’a jamais été ordonné prêtre et découvrent avec consternation, lorsqu’il est pris en flagrant délit de sodomie, qu’il est homosexuel.
Dénoncé comme faux prêtre, sodomite et mystificateur, L’Heureux est expulsé de la mission et se réfugie chez les Pieds-Noirs. Il s’y fait accepter d’autant plus facilement que les Amérindiens ne condamnent pas l’homosexualité. Cette société se montre tolérante envers les « berdaches », ce que confirme, avec tous les préjugés et le vocabulaire de son époque, le traiteur Jean-Baptiste Trudeau (1748-1827) dans son récit Voyage sur le Haut-Missouri : 1794-1796 :
Il y a parmi tous les peuples sauvages de ce continent des hommes qui portent l’habit de femme, ils ne vont jamais ni à la guerre ni à la chasse, ils sont assujettis aux travaux des femmes et font usage des deux sexes. Je ne saurais vous dire avec vérité les raisons qui peuvent déterminer ces espèces d’hermaphrodites à prendre cet état, si c’est par quelque idée chimérique ou par une abominable passion de dérèglement, car les barbares ont un malheureux penchant pour la sodomie1.
Du Montana, L’Heureux accompagne une bande de Pieds-Noirs en Alberta, où les Oblats sont présents depuis 1845. Ses pérégrinations le conduisent au nord d’Edmonton, à la mission Saint-Albert, dirigée par le père Albert Lacombe (1827-1916), qui retient ses services comme aide et interprète. Voulant s’intégrer à la communauté des Oblats, L’Heureux simule une conversion, mais ne réussit pas vraiment à convaincre les pères, qui restent méfiants et cherchent à le neutraliser.
Le faux prêtre n’en continue pas moins son œuvre d’évangélisation « en singeant notre sainte religion », déplore le père Lacombe. Ce dernier restera néanmoins son protecteur jusqu’à sa mort, sans doute parce que l’interprète lui sauva la vie lors d’une grave épidémie de variole. La supercherie de celui « qui prêche et confesse » met les missionnaires dans le plus grand embarras, d’autant plus que L’Heureux gagne facilement la confiance des Autochtones, dont il partage le mode de vie au quotidien. L’ascendant qu’il exerce sur eux n’est certainement pas étranger à l’hostilité larvée que certains Oblats entretiennent à son égard.
L’Heureux enseigne aux Pieds-Noirs que leurs croyances ancestrales ne sont pas incompatibles avec les siennes, la seule différence étant que le Dieu des chrétiens se compose de trois personnes en une. Trouvant cette idée du plus grand comique, les Amérindiens surnomment L’Heureux neokiskaetapiw, c’est-à-dire « l’homme aux trois personnes ».
Jean L’Heureux a joué un rôle prépondérant avant et pendant les négociations du Traité no 7. Le territoire visé par ce traité couvre une superficie d’environ 91 000 kilomètres carrés dans le Sud de l’Alberta. Y habitent des Pieds-Noirs, des Gens-du-Sang, des Sarcis, des Stony et des Piégans. La Couronne convoite ces terres afin de les ouvrir à la colonisation et à tout autre usage éventuel. Elle envisage également la création de réserves à raison de deux kilomètres carrés par famille de cinq personnes. Le lieutenant-gouverneur des Territoires du Nord-Ouest, David Laird, et le commissaire de la Police à cheval du Nord-Ouest*, le lieutenant-colonel James F. Macleod, sont chargés de mener les négociations qui ont lieu le 22 septembre 1877.
Laird souhaite retenir les services de L’Heureux comme interprète, mais ce dernier l’informe qu’il a déjà accepté de remplacer l’interprète malade du grand chef des Pieds-Noirs, Pied-de-Corbeau, et de se mettre aussi au service des autres chefs indiens qui en ont exprimé le désir.
Investi de la confiance que lui manifestent les Autochtones, L’Heureux est leur porte-parole attitré auprès des représentants gouvernementaux. Il fournit aux émissaires de précieux renseignements : une carte du territoire des Pieds-Noirs, un relevé des effectifs des différents peuples et une liste des grands chefs, des principales familles et des divers clans. Pendant les négociations, l’interprète explique la teneur des termes du traité aux délégués pieds-noirs et les conseille. Un observateur note que L’Heureux « se tenait constamment auprès des Indiens, tel un Indien2 ».
La Confédération des Pieds-Noirs regroupe des peuples qui parlent différents dialectes, ce qui a nécessité la participation d’autres interprètes, dont les Métis Jerry Potts3 et James Bird fils, ainsi que le père Constantine Scollen.
Comme les interprètes ont pris une part active aux négociations, il n’était que normal que leurs noms figurent au bas du traité à titre de conseiller, interprète et témoin. L’Heureux inscrit le nom des chefs pieds-noirs sur le document officiel, valide la marque de chacun d’eux et signe le traité en qualité de témoin. C’est par son entremise que les chefs remercient les représentants du gouvernement canadien.
Une fois le traité conclu, Jean L’Heureux choisit de vivre chez les Pieds-Noirs et continue d’accompagner les missionnaires dans leurs tournées des campements indiens. Homme cultivé et d’un grand humanisme, L’Heureux rédige des notes ethnographiques sur les mœurs, les coutumes et les objets façonnés des Pieds-Noirs afin de les faire mieux connaître.
Les famines qui frappent périodiquement ses frères d’adoption depuis la disparition du bison l’attristent beaucoup. Dans certains cas extrêmes, dont il est témoin, les Indiens sont réduits à manger des spermophiles, des souris, des serpents et même des carcasses d’animaux à demi dévorés par les loups. Pour leur venir en aide, l’interprète adresse des requêtes aux autorités civiles ou à la Police à cheval afin d’obtenir des provisions. Il lui arrive aussi de voler des chevaux et du bétail qu’il distribue ensuite aux plus miséreux. Il éprouvait une grande compassion pour les souffrances de ceux qui l’accueillaient parmi eux.
Cette misère le met en contact avec Louis Riel (1844-1885). À l’hiver de 1879, la famine force les Pieds-Noirs de l’Alberta à migrer vers un territoire plus giboyeux, le Montana. Riel leur rend alors visite et, misant sur la précarité de leur situation, leur propose de se joindre aux Métis en vue d’envahir le Nord-Ouest et d’en faire le pays des Amérindiens et des Métis. L’Heureux estime de son devoir de déjouer ce complot et alerte les autorités canadiennes et américaines. Riel revient à la charge l’automne suivant, mais, une fois de plus, l’interprète intervient et réussit à convaincre les Indiens qu’ils courent un grave danger s’ils pactisent avec Riel et les Métis. Il les exhorte à retourner en Alberta et à rester sourds à toute proposition de soulèvement.
En 1881, les rapports de L’Heureux sur les activités séditieuses de Riel au Montana lui valent un poste d’interprète au Département des Affaires des Sauvages**. Il devient en quelque sorte l’homme de confiance des autorités canadiennes chez les Pieds-Noirs. Il y joue plus ou moins le rôle d’informateur.
Le gouvernement fédéral lui témoigne encore sa reconnaissance en 1886 en le choisissant pour se rendre à Brantford (Ontario) à l’occasion de l’inauguration de la statue du chef mohawk Joseph Brant***. Sont conviés à cette cérémonie les chefs amérindiens qui se sont abstenus d’appuyer Riel durant la Rébellion de 1885. L’Heureux est leur interprète et assiste le père Lacombe, aussi du voyage. Lors de la réception officielle organisée à Ottawa en l’honneur des visiteurs par le premier ministre John A. Macdonald, les participants peuvent apprécier l’immense talent oratoire de Pied-de-Corbeau, dont l’allocution, d’une grande éloquence, est interprétée en anglais, avec la même verve, par Jean L’Heureux.
En avril 1888, L’Heureux est reconduit dans ses fonctions d’interprète par un arrêté en conseil qui porte en outre son salaire à 600 $ par année. À ce généreux traitement s’ajoutent les rations alimentaires habituellement accordées aux fonctionnaires du Département des Affaires des Sauvages4.
Les relations de Jean L’Heureux avec les Oblats ont toujours été ambivalentes et empreintes de suspicion. Certains missionnaires voyaient en lui un « suppôt de Satan », d’autres un philanthrope non conformiste. Jamais, cependant, on ne s’est privé de son aide. « De tous les services que L’Heureux rendit aux missionnaires oblats, le plus grand fut le recrutement qu’il fit pour l’école industrielle Saint-Joseph, située à Dunbow au sud-est de Calgary5. » L’interprète a dû multiplier les ruses et les présents pour convaincre les jeunes garçons de s’y inscrire et surtout de persévérer dans leurs études.
Ce travail de recrutement dérangeait les pasteurs protestants qui y voyaient, non sans raison, une forme de favoritisme envers l’Église catholique. Fonctionnaire de l’État, L’Heureux était tenu à une certaine neutralité. Or, il faut savoir qu’il hébergeait chez lui de jeunes enfants d’âge préscolaire qu’il préparait à leur admission à l’école Saint-Joseph. Jusqu’au jour où un pasteur anglican l’accusa d’avoir eu « un comportement immoral le plus obscène qui soit6 » avec ses jeunes pensionnaires. Il n’en fallut pas plus pour que L’Heureux perde son poste d’interprète. Aucune enquête ne vint corroborer ces allégations, mais la présomption de culpabilité était forte, compte tenu des antécédents de l’accusé.
Démis de ses fonctions en 1891, L’Heureux vécut dans le plus grand dénuement et chercha à se faire héberger chez des personnes charitables. Hélas, ses exigences, ses manies et ses excentricités devenaient vite insupportables, si bien qu’il finit par aboutir à l’ermitage du père Lacombe****, son bienfaiteur. Né, semble-t-il, pour une vie d’errance, il n’y resta pas longtemps. Il repartit avec son baluchon dans les contreforts des Rocheuses, où il vécut tantôt en reclus, tantôt parmi les Métis. Indigent et invalide, il subsistait grâce aux rations de bœuf et de farine que le gouvernement lui avait consenties pour « services rendus ».
En 1912, il fallut le placer plus ou moins de force au foyer du père Lacombe, à Midnapore (aujourd’hui banlieue de Calgary). Il portait toujours la soutane et le col romain et se faisait appeler « Révérend ». C’est là qu’il mourut en 1919, presque nonagénaire. Les Oblats ont toujours fait preuve de la plus grande discrétion concernant la contribution de ce « missionnaire laïque » à leur œuvre apostolique dans l’Ouest. Ils auraient même détruit le manuscrit de ses mémoires.
Tout au long de sa vie, Jean L’Heureux a rarement fait l’unanimité autour de sa personne, même si, grâce à son don des langues, à son talent indéniable d’interprète et à son intelligence de la mentalité indienne, il a mérité la confiance tant des Amérindiens, des religieux et des marchands de fourrures que des autorités gouvernementales. Tous ces groupes ont eu, à un moment ou l’autre, des motifs valables de réprouver son comportement. On l’a traité d’hypocrite, d’imposteur, de menteur, de voleur, de faux prêtre et d’esprit dérangé.
Pourtant, même frappé d’anathème, ce Canadien errant a su rendre des services inestimables aux personnes de son entourage. La haute considération dont il jouissait auprès de sa grande famille amérindienne a certainement facilité les négociations du Traité no 7 – plusieurs témoignages de contemporains l’attestent – et il n’est pas interdit de penser également que son pacifisme a permis d’éviter le bain de sang qu’aurait provoqué le soulèvement des Pieds-Noirs s’ils s’étaient alliés aux Métis de Louis Riel.
Les prêtres ont beaucoup utilisé ses services comme guide, recruteur et interprète lorsqu’ils allaient administrer les sacrements. Mgr Vital Grandin, qui avait pourtant excommunié L’Heureux, le pédéraste, ne se faisait aucun scrupule de lever l’interdit chaque fois que les missionnaires avaient besoin de lui7. Aux excommunications succédaient des périodes de « réhabilitation » suintantes d’opportunisme.
Cette situation surréaliste ne résume-t-elle pas à elle seule toute la vie de l’interprète Jean L’Heureux, lui dont l’existence tourmentée a été marquée en alternance par l’accueil et l’ostracisme?
Je remercie Alain Otis pour ses commentaires et compléments d’information.
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