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Article rédigé en nouvelle orthographe.
Depuis trois décennies, nous assistons à l’émergence de pratiques langagières innovatrices qui tendent à s’implanter, quoique diversement, dans une pluralité de milieux. La première partie de cet article (L’Actualité langagière, volume 3, numéro 1) a ainsi dévoilé que plusieurs titres hors norme se dédoublent de nos jours indifféremment au féminin et au masculin dans des publications gouvernementales, des revues et des magazines, en somme des lieux faisant traditionnellement symbole d’instance normative. Les formes féminines consenties, dont une majorité de finales en -eure, détonnent d’autant plus qu’elles n’ont reçu aucun assentiment des dictionnaires, d’où le terme « innovation » qui leur est assigné.
Un second constat issu des données partielles a en outre révélé une évidente hétérogénéité entre les dictionnaires consultés : le Petit Larousse (PLI 2006), le Multidictionnaire de la langue française (MD 2003) et le Petit Robert (PR 2006). Ainsi le MD, le seul dictionnaire québécois de l’échantillon, s’avère-t-il de loin le plus rigide avec ses multiples notes renforçant le statu quo, par ailleurs inexistantes dans les autres ouvrages :
« Attention, ce nom ne comporte pas de forme féminine »
« Comme nom, le mot ne s’emploie qu’au masculin »
« Ce nom ne s’emploie qu’au masculin »
« Ce nom ne comporte pas de forme féminine »
« Ce nom s’emploie au masculin, même s’il désigne une femme »
Pour sa part, le PR représente le principal dictionnaire, parmi ceux de l’étude, à citer l’usage québécois ainsi qu’à déployer des perspectives sur la diversité des usages, assorties ou non de jugements de valeur :
« On trouve au féminin __________ mais la forme normale est __________ »
« Le féminin, rare, est __________ »
« Au féminin, on trouve aussi __________ et parfois __________ (mal formé) »
« Au féminin, on trouve aussi __________ sur le modèle québécois »
« Au féminin, on écrit aussi parfois __________ sur le modèle québécois »
Enfin, il est instructif de noter quelques variations repérées lors de la constitution de l’échantillon. Ainsi le mot otage se voit-il concéder les deux genres, pour la première fois, dans le PLI 2006, au contraire des autres dictionnaires de grande diffusion, qui ne lui réservent que le genre masculin. En revanche, le PR et le MD dédoublent arpenteur, arpenteuse tandis que le PLI ne reconnait qu’un arpenteur. Ailleurs, c’est le MD qui assigne au nom médium le genre masculin, bien que le PLI et le PR considèrent une médium comme le féminin régulier. Enfin, le MD signale indifféremment une annonceure ou une annonceuse, malgré la préférence du PR pour une annonceuse et le rejet de toute forme féminine par le PLI. L’un de ces ouvrages se démarquerait-il donc par rapport aux autres dans l’intégration des titres féminins? Pas de prime abord, mais la question mériterait d’être examinée.
Le second volet de la recherche se concentre sur les journaux montréalais de grande diffusion, d’une part, et sur une foule de documents divers, d’autre part. Rappelons les critères de sélection de l’échantillon : les formes féminines retenues devaient être absentes des trois dictionnaires précités et au moins deux occurrences de chacun des termes devaient être relevées (de datation ou d’origine divergentes). Notons, de plus, qu’il ne s’agit pas nécessairement des premières attestations des mots et que les contextes figurent dans le site www.langagenonsexiste.ca.
Les mots apparaissant dans les journaux de grande diffusion font l’objet d’un tri, d’un choix par le comité éditorial, et sont parcourus par une équipe de révision. Outre la fonction de norme sociale qui leur est généralement reconnue, une chercheure considère comme primordiaux le rôle et l’influence des médias dans le domaine de l’aménagement linguistique : aux États-Unis, ce sont eux qui « prennent les décisions quant à la nature et au statut des normes langagières en cours […] et les disséminent »1.
Il s’agit d’autres journaux (de quartier ou émanant d’universités), de publications produites par des associations ou des organismes communautaires, d’annonces, de communications scientifiques, de communiqués, etc. C’est la base de la pyramide, quoique certains de ces lieux incarnent aussi une image d’autorité normative (les livres, certains rapports annuels, etc.). En réalité, la démarcation n’apparait pas si aisée à faire entre les domaines plus standardisés et les environnements plus inventifs. Les universités, par exemple, constituent un milieu à la fois conventionnel et bouillonnant de créativité, même dans le domaine du langage. Globalement, on pourrait néanmoins estimer qu’ici pointent les formes de l’avenir, celles qui sont déjà en usage dans des milieux plus restreints et qui, pour la plupart, s’étendront vraisemblablement à l’ensemble de la société.
Les données sont disposées en sous-catégories :
Les formes féminines bivalentes ou épicènes, c’est-à-dire se terminant en -e et sans modification morphologique autre que celle du déterminant :
une diacre (Le Devoir, 2005)
une évêque (Le Devoir, 2002)
une modèle (Le Devoir, 2005)
une monarque (Le Devoir, 2005)
une pape (Annonce de la margarine Fleischmann, 1996)
une patriarche (Communication au Congrès de l’ACFAS, 2005)
une sosie (Le Quotidien, 2005)
« Ce nom ne comporte pas de forme féminine. » (MD)
Les formes féminines bivalentes, sans toutefois de -e final :
une bandit (La Presse, 1996)
« Ce nom ne comporte pas de forme féminine. » (MD)
une clown (Salon du livre de l’Estrie, 2005)
une suspect (Le Reflet de l’Ouest-de-l’Ile, 1998)
Dans les cas suivants, les trois dictionnaires ne reconnaissent que les dédoublements féminins en -euse ou aucune forme féminine :
une accoucheure (Association pour la santé publique du Québec, 2004)
une acheteure (Agence métropolitaine de transport, 2004)
une arpenteure (Département des sciences géomatiques, Université Laval, 2003)
une bâtisseure (Chambre de commerce et d’industrie de Drummond, 2004)
une camionneure (Le Devoir, 2003)
une chanteure (Radio-Canada Colombie-Britannique, 2003)
une chasseure (Annuaire virtuel de l’assurance, 2004)
une chercheure (La Presse, 1999)
une contrôleure (Groupe Pages Jaunes, 2003)
une employeure (La Presse, 2002)
une entraineure (La Presse, 1997)
une graveure (Le Devoir, 2001)
une imposteure (Théâtre de la Catapulte, Ottawa, 2005)
« Ce nom n’a pas de forme féminine. » (MD)
une investisseure (Salon Épargne-placements, 1999)
une lanceure (Centre d’affaires Bell, 2006)
une meneure (Femmes chefs d’entreprise, 2005)
une programmeure (Collège de Maisonneuve, 2003)
une recruteure (CA Magazine.com, 2002)
une sauveteure (Université de Sherbrooke, 2001)
Dans les cas suivants, les trois dictionnaires ne reconnaissent que les dédoublements féminins en -trice :
une administrateure (Centre canadien d’arbitrage commercial, 2003)
une auditeure (Association québécoise pour l’évaluation d’impacts, 2003)
une compositeure (Journal de Montréal, 1998)
une concepteure (Association canadienne de traductologie, 2003)
une directeure (Le Reflet, 1997)
une instructeure (Fondation des maladies du cœur du Québec, 1998)
une moniteure (Service d’aide à la recherche d’emploi de l’UQAM, 1998)
une opérateure (Société de transport de Montréal, 2005)
une producteure (Télésérie présentée à Radio-Canada, 2005)
une promoteure (Journal de Montréal, 1998)
une protecteure (CHSLD du Bas-Richelieu, 1995)
une recteure (Université de Moncton, 2004)
« Rem. En France, on emploie plutôt recteur pour une femme; le féminin
une rectrice est courant au Canada. » (PR)
une sénateure (Association féminine d’éducation et d’action sociales, 1998-1999)
« Sénateur s’emploie parfois pour une femme. » (PR)
une tuteure (La Dépêche, 2001)
Les formes féminines divergentes, c’est-à-dire avec une suffixation différente de la forme masculine (-ane, -an; -ière, -ier; -ante, -ant; etc.) :
une lutine (Au fil des évènements, 1989)
une ménestrelle (Livre, 2003)
une vétérane (La Presse, 1996)
« Rem. Au fém. on trouve, par confusion morphologique, une vétérante. » (PR)
Enfin, notons que les trois dictionnaires reconnaissent, quoique de manière éparse et timide, les formes en -eure.
une chauffeure
Nom masculin (PLI, PR) ou chauffeuse (MD). « Rem. Le féminin, peu usité, est une chauffeur (parfois chauffeuse et chauffeure sur le modèle québécois). » (PR)
une entrepreneure
PLI et PR : entrepreneuse, sauf dans le MD : entrepreneure.
une rapporteure
Nom masculin (PLI, PR) ou rapporteuse (MD). « On rencontre aussi le fém. une rapporteure. » (PLI)
une amateure
Dans les trois dictionnaires : amatrice. « Au Québec, la forme fém. amateure prévaut. » (PLI)
une sculpteure
PLI : nom masculin. « On rencontre le fém. sculptrice. » PR : sculpteuse. « On rencontre aussi le fém. sculptrice. » Dans le MD, sculpteure ou sculptrice.
une vainqueure
PLI : nom masculin. PR et MD : une vainqueur. « Rem. Au féminin, on trouve plus rarement la vainqueure, sur le modèle québécois. » (PR)
De ce second volet de la recherche ressortent des observations semblables à celles recueillies à partir des données partielles, à savoir le dédoublement en genre d’une multitude de noms communs de personnes et l’enracinement de plus en plus prononcé des finales féminines en -eure au détriment des formes traditionnelles.
Dans le premier cas, on assiste à une quasi-généralisation des noms de personnes des deux genres, si l’on considère que le pourcentage de 93,6 % de noms dédoublables constaté par une linguiste dans le PR (1977)2 es t à ce jour nettement dépassé. En effet, aujourd’hui, on trouve non seulement l’actualisation de nombreux mots classés comme virtuellement dédoublables (bien-pensante, commissaire, échevine, experte, huissière, juge, théologienne, etc.), mais aussi plusieurs noms identifiés autrefois comme non dédoublables au féminin qui n’appartiennent plus à cette catégorisation : crack, mannequin, médium, numéro, parasite, pour ne citer que ceux-là.
Puis, force est de constater que l’ancrage des noms en -eure dans tous les corps d’emploi, dont ce modeste corpus n’offre qu’une esquisse, ne laisse plus de doute. Les finales en -eur/-euse, -teur/-teuse et -teur/-trice se font insensiblement déloger par une règle unique, presque désarmante de simplicité : -eur et -teur au masculin se dédoublent de plus en plus avec -eure et -teure au féminin. Ce phénomène semble en outre se répandre dans l’ensemble de la francophonie canadienne. S’agirait-il là de la matérialisation du postulat que dressait une linguiste dès 1971? « Le besoin de distinguer le genre féminin et le genre masculin dans la forme des mots diminuerait en même temps que progresserait l’accession des travailleuses dans le domaine public, et en particulier dans les occupations traditionnellement occupées par leurs confrères3. »
Par ailleurs, le dénombrement de ces innovations démythifie plusieurs idées reçues relativement à la problématique de la norme. D’abord, les dictionnaires brillent par une relative diversité, consignant des jugements dissemblables sur des faits apparemment communs. Est-il donc encore pertinent de parler DU dictionnaire, au singulier? De plus, si certains de ces ouvrages condamnent plus aisément les nouveaux emplois, voire les stigmatisent, comment expliquer qu’ils les entérineront quelques années plus tard?
Ici intervient alors l’usage, qui constitue précisément le corpus des maisons de dictionnaires. Quels critères entrent en ligne de compte pour justifier le rejet ou la sélection des nouvelles formes? Sans aborder ici les multiples considérations qui font l’objet de discussions par le comité éditorial, mentionnons simplement que « […] l’ouverture qui sera consacrée aux nouvelles entrées sera tributaire principalement des perceptions et de la volonté des lexicographes qui rechercheront, le cas échéant, les attestations désirées dans les ouvrages appropriés »4.
Quoi qu’il en soit, il est manifeste que si personne n’osait avancer de néologismes, les dictionnaires les rejetteraient à leur tour sous prétexte qu’ils ne feraient pas partie de l’usage. La langue, emprisonnée dans cette impasse, serait vouée au figisme absolu, sans avenue de renouvellement possible.
Dans la même perspective normative, les manuels scolaires gagneraient à être mis à jour, car la plupart d’entre eux proposent les règles traditionnelles. Que répondre, en effet, à des élèves qui apprennent le féminin régulier une factrice alors qu’on trouve des attestations d’une facteure, notamment dans des documents émanant du gouvernement du Canada? Où trancher lorsque plusieurs relèvent l’existence d’une membre d’un conseil d’administration, voire d’une administrateure de compagnie, alors que la forme enseignée est administratrice et que membre se dédouble à profusion dans les journaux et ailleurs, sauf dans les ouvrages normatifs?
En réalité, le point capital qui distingue les ouvrages normatifs de la littérature quotidienne, par exemple, réside sans doute dans la notion de temps. Les dictionnaires font l’objet d’une refonte en profondeur, dans le meilleur des cas, après quelques années; il en est de même pour les grammaires et les manuels scolaires, ouvrages volumineux et d’envergure, conçus pour une durée de vie prolongée et que, de toute évidence, le lectorat ne renouvelle pas annuellement. En revanche, les périodiques, et plus notablement les journaux, tâtent le pouls de la société quotidiennement sinon régulièrement, interagissent avec les milieux de vie et reflètent les usages en cours.
En somme, dans le monde de l’innovation, la réaction de chacune et chacun diffèrera selon le temps qui nous est imparti, selon l’utilité de l’innovation proposée et selon les valeurs et convictions personnelles et professionnelles qui nous animent. Dans tous les cas, visiblement, la vitalité et l’adaptabilité d’une langue sont garantes de son rayonnement.
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