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Cet article reprend en partie le contenu d’une conférence que j’ai prononcée en septembre 2012 à l’invitation du Centre de recherche en technologies langagières, à Gatineau. J’y présente un cadre de référence théorique et méthodologique positif pour l’étude des outils de technologie langagière et un cheminement conceptuel positif en faveur de la performance organisationnelle. Il s’agit cependant d’une proposition en cours d’élaboration, qui sera appelée à évoluer et à s’affiner au fur et à mesure de l’avancement de ma recherche doctorale.
Lorsque j’ai formulé la première fois mon sujet de recherche doctorale, pour ma demande de financement aux organismes subventionnaires, j’ai spontanément utilisé des notions symétriques : « Le traducteur et la machine : aspects humains et technologiques de la refonte des processus de traduction dans les organisations canadiennes »1. Cependant, j’avais en tête non pas une opposition — le traducteur livrant un combat contre la machine —, mais un pas de deux, un échange que je souhaitais mutuellement profitable.
Mon intuition était que l’évolution des technologies langagières informait celle de la pratique de la traduction, et que si les processus de traduction dans les organisations étaient adaptés à l’utilisation des outils, et inversement, que les outils étaient conçus pour s’adapter aux particularités du métier de la traduction, il était possible de maximiser à la fois le bien-être des utilisateurs et la performance globale, et non seulement financière, des entreprises. Cette position peut se résumer ainsi, dans les termes d’A. O. Villeneuve, professeur au Département de systèmes d’information et méthodes quantitatives de gestion de la faculté d’administration de l’Université de Sherbrooke :
Tout comme le marteau constitue une extension du bras du charpentier lorsque celui-ci en a acquis la maîtrise, les [systèmes d’information langagiers (SIL)] et les outils de traduction peuvent, croyons-nous, devenir une extension naturelle des capacités et habiletés du langagier. Il faudra au charpentier un certain temps pour maîtriser son instrument; il doit en faire l’apprentissage. Toutefois, pendant cette phase, les craintes seront élevées. Crainte de blessure, crainte de manquer son coup… Le stress sera aussi au rendez-vous, stress engendré par son manque d’habileté dans l’utilisation de l’outil bien sûr, mais aussi stress engendré par la pression liée aux délais de livraison. L’expérience et les habiletés se développant, le marteau n’est plus un facteur exogène; il prend sa place comme facteur endogène dans le système, il s’intègre avec l’humain. À ce titre, la théorisation doit donc repositionner l’humain et son outil dans une même dimension, dans une même unité de production. De fait, nous pouvons même avancer que le marteau n’est plus distinct du charpentier qui le manie; les deux constituent un ensemble2.
Cette vue peut sembler candide au premier abord. Pourtant, l’esprit dans lequel on aborde un changement est bien un des facteurs de réussite de l’adaptation au changement. Or, bon nombre des questions et des concepts qui parsèment la littérature en matière d’implantation de technologies de l’information comme en matière d’évolution du marché de la traduction sont négatifs. Je propose un cheminement conceptuel résolument positif pour l’étude de l’intégration des outils d’aide à la traduction automatisés dans le quotidien des langagiers.
Parmi les grands concepts faisant l’objet de recherches ou de débats dans les deux domaines qui nous intéressent, soit les systèmes d’information ou technologies de l’information (TI) et l’industrie de la langue, nombreux sont les concepts examinés selon un point de vue négatif. Ainsi, dans la recherche en TI, la résistance au changement est généralement évoquée comme devant être combattue. Même si Céline Bareil, professeure agrégée à HEC Montréal, incite dans un article de 2010 les gestionnaires à « exploiter de manière positive3 » les préoccupations exprimées par les travailleurs au début d’un projet de changement afin de proposer à ces travailleurs des réponses appropriées avant que ces préoccupations ne se transforment en comportement d’opposition, le vocabulaire employé pour désigner l’objet de cette exploitation positive demeure généralement négatif. De nombreux auteurs s’intéressent au concept d’anxiété informatique, dont « on peut facilement imaginer [qu’elle] pourra mener à une certaine forme de découragement ou encore [à] une démotivation chez l’individu qui doit utiliser les TI dans son travail4 ». Par ailleurs, un volet important de la recherche en gestion est consacré à la gestion des coûts des projets de TI, qui sont habituellement perçus comme trop élevés. Serait-ce parce qu’on les met rarement en parallèle avec les avantages qu’on en retire? Il est probable que dans bien des cas, le solde net constituerait un bénéfice. Toute la difficulté consiste à mesurer ce bénéfice, qui ne doit pas être réduit au domaine financier, mais comprendre également une importante composante humaine. Quant à l’industrie de la langue, elle est fréquemment évoquée pour souligner le manque de ressources, la perte de connaissances spécialisées qui pourrait découler d’un creux dans la pyramide des âges des langagiers, l’intensification de la concurrence, une possible perte de qualité en cas de modification des processus de production ou la baisse des tarifs. Ces concepts sont pertinents et il est heureux que la recherche et les médias s’y intéressent. Cependant, nous souhaitons adopter, pour l’étude de l’utilisation des TI par les langagiers, une approche délibérément positive.
Je ne prétends pas que seuls des concepts et des thèmes négatifs sont abordés en la matière. La collaboration et l’innovation (par ex. Brunette et Gagnon5) ou encore l’amélioration de la productivité (par ex. Zapata Rojas6 et PwC7) sont également au cœur de la conversation sur l’industrie de la langue. Je veux souligner l’importance accordée à certains concepts négatifs, pour proposer une inversion de point de vue. Pour paraphraser une administratrice de 3M citée dans une étude de cas de Sajan8, fournisseur de services de traduction et de solutions logicielles, on estime souvent qu’en traduction, « bien des choses peuvent mal tourner9 ». Rien n’empêche pourtant de partir du constat que bien des choses fonctionnent très bien.
Je me suis donc mise en quête d’un cadre de référence qui me permettrait de m’intéresser à la soif de changement, plutôt qu’à la résistance, au mieux-être des utilisateurs, plutôt qu’au stress au travail, à la créativité et au plaisir de travailler. La recherche organisationnelle positive est une des pistes qui se sont ouvertes à moi.
La recherche organisationnelle positive (positive organizational scholarship) est une école de pensée fondée en 2011 au sein des sciences organisationnelles, par Kim Cameron, Jane Dutton et Robert E. Quinn, actuellement professeurs à l’Université du Michigan (Stephen M. Ross School of Business). Elle s’intéresse au « côté positif de la performance organisationnelle10 » et s’inspire de la psychologie positive et de la théorie classique des organisations11. La définition qu’en donne Dutton indique que l’organisation positive correspond à une dynamique organisationnelle permettant aux individus, aux groupes et aux organisations de s’épanouir. La recherche organisationnelle positive est loin d’être utopique ou d’ignorer le caractère marchand des organisations auxquelles elle s’intéresse; au contraire, elle réconcilie l’objectif de rendement financier des organisations et celui, important dans mon questionnement, de mieux-être des parties prenantes de ces organisations : « Il s’agit de gagner de l’argent, mais aussi de créer les conditions d’épanouissement de tous12. » C’est donc, pourrait-on dire, une approche conceptuelle gagnant-gagnant.
Je choisis donc de ne pas m’intéresser aux bouleversements, aux conflits, aux peurs, qui accompagnent les changements organisationnels, notamment l’adoption d’un nouvel outil de technologie langagière à l’échelle d’une entreprise. Quoique je ne nie pas l’existence de ces bouleversements ni de ces peurs, ni l’intérêt de leur étude, je choisis pour ma part de m’intéresser à la qualité d’agents du changement des utilisateurs de ces outils. Plutôt que d’insister sur le risque de perte d’autonomie et d’épuisement professionnel, je choisis de privilégier la description des identités positives au travail (positive work-related identities13) comme facteurs d’adaptation et de créativité. Je choisis de ne pas considérer la productivité sous son angle purement mathématique (ratio de la quantité produite au nombre d’heures nécessaires pour la produire), car la diminution du nombre d’heures nécessaires peut inciter à augmenter le volume produit par les utilisateurs. Je m’intéresse plutôt à la productivité telle que Robert Gagné, directeur du Centre sur la productivité et la prospérité et professeur titulaire à l’Institut d’économie appliquée de HEC Montréal, la définit : « [Ê]tre plus productif ne signifie pas travailler plus, mais travailler mieux14. » Le temps dégagé pour l’utilisateur du fait de la mise en œuvre de moyens automatisés peut alors lui servir à se former, à s’informer, à échanger avec des collègues, voire à méditer, activités susceptibles d’accroître son bien-être au travail et sa créativité. Certes, on ne peut imaginer que l’intégralité du gain de productivité sera ainsi transférée à l’utilisateur (malgré la beauté du projet); ce gain sera en partie investi dans un accroissement du volume de production permettant à l’organisation concernée de maintenir sa position concurrentielle. Mais il suffit de penser qu’une partie de ce gain peut servir à accroître le bien-être professionnel de l’utilisateur pour s’interroger sur les moyens de permettre ce transfert. S’intéresser à l’accroissement de la productivité sous l’angle purement mathématique peut conduire à ignorer la possibilité d’amélioration de l’identité positive au travail et, partant, à perdre une bonne occasion de servir à la fois le bien-être de l’utilisateur et la performance globale de l’entreprise.
La recherche organisationnelle positive est une posture de recherche qui ne nie pas l’existence de difficultés et d’obstacles (au changement organisationnel, par exemple), mais qui privilégie les notions et les méthodologies positives, susceptibles de nourrir des identités positives au travail en même temps que de favoriser l’amélioration de la performance organisationnelle. Je n’ai pas encore achevé de définir mon modèle conceptuel; il se peut qu’il contienne finalement des concepts qualifiés ici de négatifs, pour leur importance dans un cadre théorique ou leur intérêt pour la question de recherche. Cependant, je crois qu’en adoptant une posture de recherche a priori positive, j’augmente mes chances de trouver une réponse elle-même positive à la question de savoir si l’homme et la machine peuvent travailler en harmonie.
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