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La néonymie grand public

André Senécal, trad. a., réd. a.
(L’Actualité terminologique, volume 31, numéro 4, 1998, page 19)

La « mondialisation » des sciences et des techniques est omniprésente dans le quotidien du grand public. Depuis la fin des années 70, l’informatique s’est démocratisée en revêtant la livrée de la bureautique, tant dans les entreprises que dans nos foyers. Aujourd’hui, la monétique nous permet d’effectuer, grâce à l’électronique, des opérations bancaires courantes, et Internet abat les barrières de la communication et met à la disposition de tous des ressources documentaires et iconographiques d’une richesse inépuisable.

Les nouvelles réalités techniques et sociales engendrées par le progrès doivent être nommées. Dans les milieux où la terminologie est très bien organisée (banques, compagnies d’assurances, par exemple), la désignation des nouvelles réalités ne pose à peu près pas de problèmes. Elle émane d’une industrie qui pilote bien sa langue de spécialité et qui ne laisse à personne d’autre qu’à elle-même le soin d’en déterminer la terminologie. Ce n’est pas le cas dans tous les domaines, surtout celui des « réalités sociales », où personne n’a officiellement le mandat de créer la terminologie qui désignera un phénomène de mode ou une nouvelle activité sportive.

De par sa formation, le professionnel de la traduction a développé avec la langue une relation plus étroite que le grand public. Il est au fait des mécanismes linguistiques régissant la création lexicale et est donc la personne toute désignée pour proposer de nouveaux termes qui respectent la rigueur des langues de spécialité, entre autres, tout en étant accessibles au grand public. Cependant, sa formation, sa position stratégique dans la société et les moyens à sa disposition ne garantissent pas à coup sûr que le néonyme qu’il proposera sera adopté.

Au début des années 70, un phénomène social tout aussi particulier qu’éphémère a fait son apparition sur les campus universitaires : le streaking. L’adepte de cette pratique, le streaker, devait traverser le campus à la course, dans le plus simple appareil, sans se faire prendre. Mais les milieux de la francisation veillaient au grain. Ils comprirent qu’il fallait proposer le plus rapidement possible un équivalent en français. S’ils réussissaient à faire adopter leur proposition, il serait alors possible d’exprimer en français une réalité américaine sans la calquer ni avoir recours à l’emprunt. Compte tenu du contexte sociolinguistique du français au Canada, le jeu… de mots en valait la chandelle.

Par allusion culturelle à une statue célèbre de la déesse Vénus, on a proposé le terme callipyge (littéralement : belles fesses) pour rendre streaker. Ce terme se voulait humoristique, il obéissait aux règles de la création lexicale en français et il était puisé dans le fonds terminologique de la langue française. Aussi a-t-on bientôt vu apparaître dans les journaux le terme… nuvite!

Que s’était-il donc passé? Le terme proposé n’était tout simplement pas à la portée du grand public. Seuls ceux qui avaient « fait le cours classique » pouvaient comprendre l’allusion. Mais pour le plus grand nombre, callipyge était inconnu au bataillon. Le public a répliqué en créant un terme formé de la liaison d’un adjectif et d’un adverbe, équipage biscornu s’il en est… mais qui est néanmoins passé dans l’usage au Canada. Ce sont les termes nuvite et nuvitisme dont on se souvient et qui sont utilisés encore aujourd’hui.

Ce cas porte une grande leçon d’humilité pour les langagiers que nous sommes : ne jamais perdre de vue le destinataire! Trop longtemps, nous avons été convaincus que notre rôle consistait à traduire ou à communiquer dans une langue dont le niveau se devait d’être très relevé. Notre formation a été en partie responsable de cette attitude. Mais surtout, nous avons oublié que nous étions aussi des usagers de la langue, que nous pouvions la modeler, la pétrir et l’adapter pour la faire évoluer. Usagers avertis même, car nous possédons les outils qui nous permettent d’intervenir sur la langue de façon éclairée. À cet égard, nous jouissons d’une position privilégiée.

Mais jetons un coup d’œil sur une réussite qui est passée dans l’usage. Il y a quelques années, la société Sony a mis au point un petit appareil portatif muni d’écouteurs permettant d’écouter la radio ou des cassettes d’enregistrement audio. Elle a commercialisé cet appareil sous le nom de Walkman. En français, le terme baladeur a été proposé et officiellement recommandé pour rendre l’anglais Walkman. L’appareil étant surtout utilisé lorsqu’on se balade, il n’y avait qu’un pas à faire pour créer le terme baladeur. Le pouvoir évocateur du néonyme proposé, sa maniabilité ainsi que sa simplicité ont grandement contribué à le faire adopter par le grand public et à l’inscrire dans l’usage.

Un autre exemple de réussite… en devenir? Dans le domaine des sports et des loisirs de plein air, on assiste depuis le milieu des années 80 à la montée en popularité du vélo de montagne. Un magazine spécialisé québécois réserve même une partie distincte de sa publication à cette activité. On s’est bien vite rendu compte que les expressions « adepte du vélo de montagne » ou « amateur de vélo de montagne » alourdissaient les articles. Un chroniqueur du magazine a donc créé le terme montagnier pour désigner ce nouveau sportif. Ce néonyme simple ne pose aucun problème de compréhension en contexte. Il commence d’ailleurs à se répandre dans le milieu. Il est à espérer que sa consignation prochaine dans un dictionnaire de langue facilitera grandement sa diffusion dans le grand public.

Il est affligeant de constater, surtout au Canada, que bien des nouvelles réalités font leur apparition dans la langue sous la forme du tour analytique plutôt que du néonyme. Le tour analytique n’est pas condamnable en soi, et dans bien des cas il rend de précieux services en décrivant une réalité complexe ou spécialisée. Il permet de cerner cette réalité au moyen d’une périphrase composée de termes généraux. En coordonnant ou en juxtaposant des termes généraux, on nomme cette réalité complexe ou spécialisée et on facilite sa compréhension. Le tour analytique est d’ailleurs utilisé dans les définitions. « Appareil de conditionnement de l’air » est le tour analytique qui définit le mot climatiseur. Les tours « dispositif de », « ensemble de », « système de », etc., sont des tours analytiques fréquemment utilisés dans les documents de nature technique où ils ont un rôle à jouer.

Le problème survient lorsque le premier réflexe en français consiste à systématiquement décrire plutôt qu’à désigner. Le danger qui guette, c’est de se retrouver progressivement avec une langue aseptisée où le complément déterminatif serait roi. L’originalité deviendrait alors de plus en plus suspecte. Encore un peu plus, et cette sujétion au tour analytique finirait par établir en français une nov’langue à la Orwell. Cette propension au tour analytique est répandue dans le langage courant. Témoin l’exemple suivant.

Bien des gens envient la concision de la langue anglaise par rapport au français. Pourtant, face à de nouvelles réalités, ces gens n’hésitent pas à décrire plutôt qu’à nommer. On ne semble alors pas se plaindre de la longueur du français. Le patinage à roulettes connaît un regain de popularité aujourd’hui. Mais attention! Cette activité ne se pratique plus à l’aide de semelles métalliques montées sur quatre roulettes disposées en tandem. Que non! On chausse maintenant des bottes fortement inspirées des bottes de ski alpin et montées sur une seule rangée de roulettes disposées les unes derrière les autres. Ce qu’en anglais on nomme « in-line skates » s’appelle en français – vous l’aurez deviné – « patins à roues alignées ». C’est long, c’est littéral, mais personne ne s’en plaint. Au surplus, signalons que cette expression ne distingue en rien les nouveaux patins qui sillonnent nos rues et nos pistes cyclables des anciens patins à quatre roues montées en tandem : les roues de ces derniers étaient aussi alignées…

Par analogie, l’occasion aurait été belle d’aller emprunter une notion du domaine de l’aéronautique en utilisant l’adjectif monotrace. Un train d’atterrissage est dit monotrace lorsque « les roues principales sont toutes situées dans l’axe du fuselage ». La meilleure façon de rendre « in-line skates » en français serait alors patins monotraces. Ces patins ne laissent qu’une seule trace, par exemple après être passés dans une flaque d’eau, du fait de la disposition des roues les unes derrière les autres, contrairement aux anciens patins qui en laissaient deux.

Mais voilà! Même l’expression patins monotraces n’est pas nécessairement à la portée de tous. C’est vrai. Mais si les fabricants de ces patins avaient tout de suite utilisé l’expression en l’imprimant sur leurs emballages, il ne serait jamais venu à l’idée de quiconque d’utiliser une autre expression. Qui connaît mieux les patins que ceux qui les fabriquent? On aurait même fini par aller faire des randonnées en monotraces. Le terme étant utilisé par un intervenant spécialisé, le fabricant même des patins, personne ne l’aurait mis en doute.

On voit donc que d’autres intervenants de la société, qui n’œuvrent pas dans le domaine de la langue ou de la communication, peuvent avoir un pouvoir énorme sur la langue dans la mesure où ils peuvent imposer leur terminologie. Le terme aurait-il pu percer si la proposition était venue d’un traducteur ou d’un terminologue? Rien n’est moins sûr. À moins qu’on ait confié au professionnel de la traduction la version française des catalogues et des emballages des fabricants.

Il arrive que le professionnel de la traduction puisse alléger une expression lourde et encombrante ou aller au-devant d’un besoin qui ne manquera pas de se faire sentir. Toutefois, ce qui lui fait souvent défaut, c’est un vecteur de communication efficace. La viabilité des néonymes proposés au grand public ne repose pas uniquement sur l’originalité de leur création. Bien des professionnels de la traduction ont cru à tort qu’il suffisait de respecter les règles de l’art de la création lexicale pour que leurs néonymes soient adoptés d’office. En réalité, si leurs propositions ne sont pas suffisamment « conviviales » et si elles ne sont pas reprises par un groupe disposant d’un puissant vecteur de communication (l’industrie, le secteur publicitaire, la presse, etc.), elles risquent d’être éphémères.

En conclusion, il faut bien constater que, dans le domaine de la néonymie, il en est du professionnel de la traduction comme du poisson pilote : il guide les navires (le grand public) comme les requins (l’industrie?) sans pouvoir imposer sa volonté. Néanmoins, tout le monde s’attend à ce qu’il joue son rôle…