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Montaigne s’en prend quelque part aux amateurs de néologismes, à ceux qui, dans leur langue, se complaisent en la nouveauté. C’est à cette remarque que fait songer l’emploi abusif d’avatar qui connaît depuis longtemps déjà une large faveur en France et auquel on fait depuis quelque temps un accueil enthousiaste au Canada. Serait-ce que ce mot a une physionomie un peu savante et qu’il s’enveloppe d’une certaine vapeur d’imprécision? Hypothèse très juste, nous le verrons, et que nous pourrions illustrer par de nombreux exemples. En voici un des plus révélateurs :
Sur les négociations constitutionnelles, M. X a affirmé que malgré certains avatars, la valeur du travail accompli n’est pas à démontrer.
Ceux qui savent badiner et qui connaissent la véritable signification d’avatar pourront tirer de cette phrase des effets d’une saveur particulière. Mais, pour nous, la plaisanterie n’est pas de mise, l’ironie est interdite. N’insistons pas et, pour voir clair, empressons-nous de remonter à l’étymologie du mot incriminé.
Au témoignage des grands dictionnaires, avatar vient du sanscrit avatara qui signifie proprement « descente d’un dieu sur la terre » et désigne en particulier chacune des incarnations successives du dieu Vichnou : poisson, tortue, sanglier, homme-lion, les deux Sama, Krichna, Bouddha et Calci.
En ce sens strict, avatar n’est pas d’un usage courant. Seuls l’emploient les orientalistes ou les littérateurs comme Théophile Gautier qui, dans Mademoiselle de Maupin, nous dit que ce qu’il envie le plus aux dieux monstrueux et bizarres de l’Inde, « ce sont leurs perpétuels avatars et leurs transformations innombrables » et qui en 1832 publie un roman, Avatar, dans lequel il imagine une troublante permutation d’âme, ou encore comme Huysmans qui, dans Là-bas (1891), parle des « âmes désincarnées [qui] vagabondent jusqu’à ce qu’elles se réincarnent et qu’elles parviennent, d’avatars en avatars, à une pureté complète ».
Vers le milieu du XIXe siècle, avatar prend le sens figuré de « changement, métamorphose, transformation » et plus d’un auteur en usera par la suite correctement. Qui veut-on que nous appelions en témoignage? Voici Gérard de Nerval : « Une déesse rayonnante guidait dans ces nouveaux avatars l’évolution rapide des humains » (Bohème galante); voici Courteline : « Par quelles interventions de prodigieux avatars, de lentes transformations, de nuances insensibles, Gabrielle est-elle devenue Tata? » (Messieurs les Ronds-de cuir); voici Daninos : « Si, pour opérer ma mutation… je limitais mes avatars à ma seule métamorphose citadine, j’aurais déjà bien du plaisir » (Les Carnets du major Thompson).
Appliqué d’abord aux personnes, le sens d’avatar s’étend inévitablement aux choses pour en indiquer chacune des formes qu’elles prennent successivement. On nous dispensera de citer des exemples. Qu’il suffise d’invoquer le communiqué de l’Académie française, daté du 2 octobre 1969, qui précise qu’avatar « s’emploie figurément pour désigner chacune des diverses formes que prennent une chose ou une personne ». Mais ce même communiqué ajoute : « Il [avatar] est impropre dans le sens de mésaventures ».
Attention donc au contresens! Ce qui est proscrit, c’est l’emploi d’avatar au sens de mésaventure, de malheur, d’ennui, de tracas, d’échec, d’incident fâcheux, d’accident, de panne, d’avarie ou d’avanie, c’est le recours à des tournures comme celles-ci : J’ai eu des avatars avec mon patron, avec mon moteur; – Ces colis ont subi beaucoup d’avatars pendant leur transport; – M. X a affirmé que malgré certains avatars…
S’il faut une conclusion, retenons que l’emploi d’avatar dans cette dernière acception ressortit au langage populaire et qu’on doit s’abstenir de suivre chez nous le mauvais courant qui a entraîné cette déformation bizarre en France.
La France, point n’est besoin de le faire observer, a bien d’autres choses que des « avatars » à nous servir.
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