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Ce texte est l’adaptation d’une communication prononcée lors du Congrès de l’Acfas, le 13 mai 2010, dans le cadre de la section Langues et langages. Pour des raisons de clarté, ont été omises les références aux dictionnaires généraux, imprimés et électroniques, aux bases de données terminologiques, aux vocabulaires et aux lexiques spécialisés de même qu’à certains textes de lois.
Dans son livre Les pathologies de la démocratie, la philosophe Cynthia Fleury affirme : « Si la démocratie est malade […] c’est aussi parce qu’elle fait preuve du manque de cohérence du langage1. » Or, au Canada, cette incohérence se manifeste, notamment, dans la façon de nommer les gens qui y sont nés et ceux qui y sont venus par immigration, soit par des dénominations ambiguës (p. ex. le terme autochtone), soit par des euphémismes (p. ex. l’expression personne issue de l’immigration). Il existe toutefois des termes appropriés, en français, pour nommer les Canadiens et les Canadiennes d’origine ou d’adoption, termes qui respectent, à la fois, les règles grammaticales de la formation des mots et les règles terminologiques de la créativité lexicale.
Les gens nés dans un pays s’appellent des autochtones, des natifs/natives ou des naturels/naturelles. Le terme autochtone, qui vient du grec, signifie « né de la terre même » et désigne une personne qui est originaire du pays où elle habite, qui n’est donc pas venue par immigration ni qui n’est de passage. Ce terme polysémique désigne aussi une personne dont les ancêtres ont vécu dans le pays. Le terme natif/native répond à la première définition, mais relève de la langue générale (non des domaines spécialisés de l’immigration et de la citoyenneté), et le terme naturel/naturelle est considéré comme vieilli.
Les descendants des premiers occupants se nomment aborigènes, indigènes et, aussi, autochtones. Tout en ayant le même sens, ces termes n’ont toutefois pas les mêmes emplois. Chez les Grecs, autochtone servait à distinguer les Athéniens, « issus du sol même », des peuples venus d’ailleurs s’établir en Grèce. Il est synonyme d’aborigène. Dans ce sens, l’adjectif autochtone a été enchâssé dans la Loi constitutionnelle de 1982 (Partie II, art. 35, par. 2) : « Dans la présente loi, “peuples autochtones du Canada” s’entend notamment des Indiens, des Inuit [sic] et des Métis du Canada. » C’est également ce terme qui est utilisé, notamment, par l’Organisation des Nations unies, par l’Organisation des États américains et dans le Lexique de la ZLEA*, où le nom français autochtone est rendu par native people et aboriginal people en anglais, par indígenas en espagnol et par povos indígenas en portugais. Au Canada, les autochtones sont également dénommés membres des Premières Nations.
Le terme aborigène, quant à lui, vient du latin ab (« de ») et de origo, -inis (« origine », « naissance »), et signifie « qui est présent dans le pays depuis son origine ». Il désigne un ou une autochtone dont les ancêtres sont considérés comme étant à l’origine du peuplement. Il s’utilise en particulier pour parler des premiers habitants d’Australie, bien qu’il puisse s’appliquer à d’autres premiers occupants. D’ailleurs, c’est ce même terme que l’on retrouve en anglais pour désigner ceux-ci. Il est synonyme d’autochtone, dont il ne diffère que par l’étymologie.
Quant au terme indigène, il est également polysémique. Synonyme d’autochtone, il désigne à la fois 1) une personne qui est originaire du pays où elle habite, par opposition aux étrangers, aux immigrants et aux conquérants, 2) une personne qui appartient à un groupe ethnique existant dans un pays avant sa colonisation, par opposition aux colons, et 3) une personne qui est établie depuis toujours sur le territoire qu’elle occupe. Ce terme a toutefois, en français, une connotation colonialiste bien qu’il s’utilise en espagnol et en portugais (indígenas) sans aucune connotation péjorative.
Les gens nés au pays, autres que ceux des Premières Nations, depuis l’époque de la Nouvelle-France jusqu’à aujourd’hui, s’appellent également des autochtones. L’écueil de cette dénomination tient à sa double acception. Il y a, bien sûr, des termes polysémiques qui sont viables; mais ayant été codifié dans les lois pour désigner, au Canada, les « Premières Nations », ce terme peut être difficilement utilisé par les Canadiens et les Canadiennes nés au pays mais qui ne sont pas d’origine amérindienne ni inuite. Ce terme, devenu trop spécialisé, empêche donc les gens nés au pays d’avoir une désignation qui leur soit propre. De plus, il peut être ambigu, comme dans la phrase suivante : « Peut voter aux élections toute personne ayant la citoyenneté canadienne, qu’elle soit autochtone ou immigrée. »
En outre, parmi les termes dénommant les descendants des colonisateurs, il y a, au Québec, celui de Québécois/Québécoises de souche et celui de Québécois/Québécoises pure laine. Ces deux termes désignent les francophones du Québec qui ont pour ancêtres les colons français qui s’étaient établis sur le territoire de l’actuelle province de Québec à l’époque de la Nouvelle-France. Le terme pure laine constitue une métaphore; d’usage familier, il ne cause pas vraiment de problèmes. On ne peut en dire autant du terme de souche. De quelle « souche » parle-t-on en fait? Comme ces descendants ont aussi été appelés Canadiens/Canadiennes au temps de la Nouvelle-France, puis Canadiens français/Canadiennes françaises sous le régime anglais, puis Québécois/Québécoises depuis la Révolution tranquille (années 1960), devrait-on dire de souche française, de souche canadienne, de souche canadienne-française ou de souche québécoise? Cette dernière appellation porte à confusion puisque toute personne née au Québec est de souche québécoise, quelle que soit l’origine de ses ancêtres. Aussi est-elle à rejeter. On pourrait exclure de souche française puisque, déjà en Nouvelle-France, les personnes qui y étaient nées étaient appelées canadiennes pour les distinguer des habitants nés en France. De souche canadienne laisserait croire qu’il s’agit uniquement de toute personne née au Canada. De souche canadienne-française pourrait être le terme le plus approprié bien que French Canadian puisse avoir une connotation péjorative, notamment dans l’expression French Canadian patois, et rappeler une époque où ces « de souche » n’avaient pas un statut très valorisé. Quoi qu’il en soit, ces choix relèvent davantage de considérations politiques que terminologiques.
En résumé, pour désigner les gens nés dans un pays (quelle que soit leur ascendance), il y a plusieurs termes pour une même notion, termes qui n’ont toutefois pas le même statut : le terme autochtone relève de la langue spécialisée, le terme natif/native, de la langue générale, le terme naturel/naturelle est vieilli, de même qu’indigène. Pour nommer les gens aussi nés au pays, mais dont les ancêtres étaient les premiers occupants, il y a également plusieurs termes pour cette même notion qui ont une utilisation différente : le terme indigène a une connotation colonialiste, le terme aborigène est surtout employé, en français, pour désigner les premiers habitants d’Australie et le terme autochtone est codifié dans des textes de lois.
Depuis le dix-huitième siècle, on utilise les termes émigrant et émigré pour désigner des personnes du point de vue du pays qu’elles quittent pour aller s’installer dans un autre pays et immigrant et immigré pour désigner ces mêmes personnes du point de vue du pays qui les accueille. Les termes émigrant, émigré et immigré semblent disparus de la langue courante. C’est peut-être sous l’influence de l’anglais qu’on n’a conservé que celui d’immigrant/immigrante. Aujourd’hui, cependant, on fuit ce terme comme la peste. Dans notre société politiquement correcte, avide d’euphémismes, on lui substitue d’autres termes, soit : ethnique (comme nom); membre d’une communauté culturelle, membre d’une communauté ethnique ou membre d’une communauté ethnoculturelle; membre d’un groupe culturel, membre d’un groupe ethnique ou membre d’un groupe ethnoculturel; membre d’une minorité culturelle, membre d’une minorité ethnique ou membre d’une minorité ethnoculturelle; membre d’une minorité visible et membre d’une population issue de l’immigration ou personne issue de l’immigration.
D’abord, le terme ethnique, comme nom, ne peut être utilisé pour désigner un individu. Il s’utilise pour dénommer un peuple d’un certain pays au même titre qu’un gentilé : p. ex. L’ethnique de France est « Français ». Il n’est donc pas valide pour rendre la notion d’immigrant/immigrante.
Par ailleurs, la référence à des membres de communautés ou groupes culturels, ethniques ou ethnoculturels, met l’accent sur des caractéristiques qui ne sont pas propres au statut d’immigrant ou d’immigrante des personnes appartenant à ces entités. On laisse supposer, par ces appellations, qu’il n’y a que les immigrants et les immigrantes qui puissent avoir une ethnie et une culture. De plus, membre d’un groupe… est une périphrase longue, lourde, qui ne satisfait pas aux critères de brièveté et de maniabilité propres à la création de nouveaux termes.
Quant à l’expression personnes ou populations issues de l’immigration, bien qu’elle fasse référence au statut d’immigrant ou d’immigrante de ces personnes, elle n’en demeure pas moins une circonlocution qui n’exprime pas une réalité d’une manière simple et directe. Elle contrevient donc, également, aux critères de brièveté et de maniabilité de la création lexicale.
Une personne appartenant à une minorité visible est une personne qui n’est ni de race blanche, ni Autochtone (du Canada) au sens de la Loi sur l’équité en matière d’emploi (1998). Ce terme ne s’applique pas uniquement aux personnes immigrantes bien que de nombreuses personnes immigrantes venant d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine répondent à cette définition. Quoi qu’il en soit, ce terme met l’accent sur une caractéristique raciale, religieuse, ethnique ou linguistique de ces personnes, mais non sur leur statut d’immigrant ou d’immigrante. De plus, le terme minorité renvoie à un groupe et non à un individu. Ainsi, on ne peut pas dire d’une personne qu’elle est une minorité visible; il faut dire qu’elle est membre d’une minorité visible. Donc, autre périphrase.
Il existe pourtant deux termes appropriés pour désigner les personnes nées en dehors du pays où elles habitent. Ces termes sont allochtone et allogène.
Le terme allochtone signifie littéralement « terre d’ailleurs », du grec allos, « étranger », et chtonos, « terre ». Il s’oppose à autochtone, qui signifie littéralement « terre d’ici ». Il désigne une personne qui n’est pas née dans le pays où elle habite. Il s’utilise, parfois, depuis les années 1990, en sociologie et en politique, pour remplacer des expressions du type issu de l’immigration ou d’origine étrangère. Il a cours également aux Pays-Bas (allochtoon) et en Belgique (au départ en néerlandais, mais de plus en plus également en français) pour désigner des personnes ou des groupes de personnes d’origine étrangère et peut recouvrir différentes définitions, y compris légales. Le terme allogène, quant à lui, relève du domaine de l’anthropologie et désigne un ou une membre d’un groupe ethnique installé depuis relativement peu de temps sur un territoire et présentant encore des caractères raciaux ou ethniques qui le distinguent de la population autochtone. Il s’oppose à autochtone ou indigène au sens de « personne née dans un pays », mais est tombé en désuétude pour désigner des personnes.
En résumé, tous les euphémismes utilisés pour désigner les immigrants et les immigrantes pèchent contre la clarté de l’expression et n’ajoutent rien à la définition de ce qu’est une personne immigrante. De plus, une minorité implique qu’il existe une majorité correspondante. Or, les termes majorité culturelle, majorité ethnique, majorité ethnoculturelle et majorité visible existent-ils? Dans le même ordre d’idées, une minorité ou une majorité visible suppose qu’il y ait une minorité ou une majorité invisible. Tous ces termes n’apportent donc rien sur le plan terminologique. Aussi, il conviendrait d’utiliser le terme allochtone, de préférence à allogène, puisque ce terme bien formé est attesté dans des sources diverses : dictionnaires généraux, lexiques spécialisés, textes de lois dans les Pays-Bas et en Belgique et presse française.
Somme toute, les dénominations utilisées pour rendre compte, du point de vue de leur origine, des personnes vivant dans un pays posent bien des problèmes. D’abord, pour les personnes nées au pays, le terme indigène, rare dans ce sens, peut être écarté mais celui d’autochtone, à cause de son caractère légal pour dénommer les descendants des premiers occupants d’un pays, entre en conflit avec le sens de « toute personne née dans un pays ». Aussi le terme autochtone pourrait quand même désigner les deux groupes de natifs en lui ajoutant le terme aborigène pour les natifs d’origine indienne, inuite ou métisse, ce qui permet d’éviter toute confusion. Quant aux termes qui désignent les personnes nées ailleurs que dans le pays où elles habitent, nous écartons tous les euphémismes formés à l’aide de périphrases ou de circonlocutions pour ne retenir que le terme traditionnel immigrant/immigrante et le terme allochtone remis à la mode. Ce dernier a l’avantage de former une paire de mots dérivés, allophone/allochtone, et de pouvoir s’unir à autochtone pour former l’opposition autochtone/allochtone, qui constituera les dénominations des gens d’ici et des gens d’ailleurs. Ainsi, pour relever le défi de Cynthia Fleury, citée au début de ce texte, soit celui d’associer cohérence du langage et régime politique, on aurait, au Canada, trois catégories de citoyens et de citoyennes : des autochtones aborigènes, des autochtones et des allochtones.
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