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Mots de tête : Dévoiler à tout vent

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité langagière, volume 5, numéro 1, 2008, page 19)

De cela, le rapport dévoilé cette semaine ne souffle mot
(Marie-Andrée Chouinard, Le Devoir, 8.12.07).

Depuis au moins huit lustres, on1 nous met en garde contre l’emploi de « dévoilement », d’un monument, d’une statue, au sens de son inauguration. Certes, vient un moment au cours de la cérémonie où l’on procède au dévoilement proprement dit, mais aucun ouvrage ne cautionne l’usage condamné par Dulong, Barbeau et Colpron. Et certains dictionnaires donnent même une explication pour nous aider à faire la différence : « dévoiler une statue que l’on inaugure ». Ce n’est pourtant là qu’un péché véniel. Que nous commettons peut-être sous l’influence de l’anglais, « unveiling » désignant aussi bien la cérémonie que le geste lui-même, mais les Français en font autant, alors on peut se demander quel démon les y pousse.

On en trouve de nombreux exemples sur Internet, notamment sur le site du Sénat français : « Intervention de M. Christian Poncelet, Président du Sénat, à l’occasion du dévoilement de la plaque commémorative à l’effigie du Président Edgar Faure, dans l’hémicycle, mercredi 21 février 2007 ». J’ai rencontré cet usage sous la plume de plusieurs bons auteurs : « une vingtaine d’hivernants assistent au dévoilement de la plaque »2; « quant à la statue de Ney, par Rude, dévoilée en 18533 ». Aussi, malgré les mises en garde, et le silence des dictionnaires, je ne crois pas qu’il y ait lieu de continuer de condamner cet emploi, que je qualifierais de métonymique (on prend la partie pour le tout). D’ailleurs, depuis l’édition de 1998, le Colpron a retiré ce terme de sa liste d’anglicismes.

Mais il y a un autre emploi de « dévoiler » qui est nettement plus agaçant. C’est cette habitude de lui donner le sens d’annoncer, de rendre public. Dans le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, paru en 1992, on trouve cet exemple : « On va dévoiler les noms des gagnants, les annoncer publiquement4 ». Le DQA l’enregistre sans explication, comme s’il s’agissait d’un emploi « normal ». Quelques années plus tard, Lionel Meney5 le relève à son tour – et reprend même l’exemple du DQA –, mais il signale qu’en « français standard » ce verbe n’a que le sens de révéler quelque chose de caché, de secret. Il est étonnant qu’il n’ait pas fait le lien avec l’anglais « unveil » qui, lui, a le sens d’annoncer. L’anglais serait-il en cause encore une fois ?

C’est un usage plutôt récent. Mes premiers exemples ont à peine plus de quinze ans : « le gouvernement conservateur avait dévoilé cet onéreux programme quelques mois avant les élections », « le Rapport Delors fut dévoilé en avril 19896 ». Quant à ceux que j’ai glanés dans Le Devoir – une trentaine –, ils ont tout juste cinq ans. On y apprend que les théâtres dévoilent leurs saisons (Hervé Guay, 24.4.02); que le gouvernement dévoile un règlement (Robert Dutrisac, 14.6.02); qu’une équipe de recherche dévoile son étude (Alain-Robert Nadeau, 12.6.02); que la Maison-Blanche a dévoilé le profil de son nouveau ministère de la Sécurité intérieure (Serge Truffaut, 14.6.02); que le président Lula a dévoilé les débuts de sa campagne (Gil Courtemanche, 1.2.03); qu’on dévoile à date fixe les lauréats du prix Fémina et du Renaudot (Caroline Montpetit, 22.10.03). Pour sa part, le chroniqueur Michel David l’emploie une demi-douzaine de fois. Et les occurrences avec « dévoilement » sont à peine moins nombreuses : Sylvain Cormier (1.10.02), Chantal Hébert (17.3.03), Christian Rioux (16.12.05), Manon Cornellier (15.1.03), Hélène Buzetti (27.1.03).

Il semble que nos cousins aient adopté ce sens à peu près en même temps que nous. Cet exemple de 1994, tiré d’un ouvrage sérieux, un Que sais-je?, montre bien que la ligne de démarcation est fine entre « annoncer » et « dévoiler » : « que chaque mardi après-midi, en début de séance, un membre du gouvernement vienne faire une communication. Le thème en est dévoilé la veille7 ». Pourquoi l’auteur n’a-t-il pas écrit simplement que le thème était annoncé la veille? Est-ce qu’on le garde secret jusqu’à la dernière minute, dans le but de tenir l’opposition en haleine, ou de la déstabiliser?

Comme chez nous, les exemples abondent dans la presse française : « un rapport de police dévoilé au début de l’année » (Frédérique Amaoua, Libération, 27.5.98); « le Figaro en dévoile les grandes lignes » (Marie-Amélie Lombard, Le Figaro, 17.2.00); « l’ONU a dévoilé un ambitieux plan de modernisation du bâtiment principal » (Reuters, 2.10.02); « Bush dévoile aujourd’hui un vaste et coûteux plan de relance »(Pascal Reynard, Agence France-Presse, 7.1.03); « [le libraire] Sauramps dévoile un projet d’implantation sur le site Odysseum » (La Marseillaise, 30.9.06). Même les choses les plus banales font l’objet d’un dévoilement : « selon les intentions de semis dévoilées hier » (Isabelle Tourne, Agence France-Presse, 31.3.07). Enfin, et cela n’étonnera personne, j’en ai relevé un cas dans une traduction : « Le maire de New York vient de dévoiler la politique fiscale de la capitale économique du pays le plus riche du monde8 ».

S’il est légitime de parler de dévoiler les violations d’un accord (« Les commissions d’enquête sont chargées de surveiller l’application de l’accord et d’en dévoiler les éventuelles violations9 »), voire de dire d’une biographie qu’elle dévoile la carrière d’un savant, surtout si celle-ci est mal connue (« Daniel Bermone lui [Eiffel] rend justice dans une biographie attachante qui dévoile la carrière féconde de ce grand savant » (Anne Muratori-Philip, Le Figaro, 27.6.02), on est carrément devant un cas limite ici : « Il y a quelques mois, les journaux dévoilaient sous le titre Aggravation des violences urbaines les zones des villes pudiquement qualifiées de sensibles » (Le Figaro, 26.5.05). Est-ce le « pudiquement » qui a soufflé à Claude Duneton cet emploi de « dévoiler »? Possible. Mais il faut dire que ça n’a rien de choquant. Et à moins d’être à l’affût d’exemples de ce genre, celui-ci serait passé inaperçu.

On peut dire que les dictionnaires sont muets, mais on y trouve quand même des signes d’une évolution. Dans la partie français-anglais du Hachette-Oxford, on lit qu’une entreprise a « dévoilé » son nouveau modèle. Est-ce parce qu’il y a effectivement un dévoilement? Le Harrap’s traduit pourtant autrement : « unveil (new car at a show) – présenter ». Pour sa part, le Robert-Collins parle de « dévoiler un projet », sans indiquer s’il est secret ou non. Le Harrap’s met tout dans le même sac : « unveil (secret, details, plans) – dévoiler ». Doit-on deviner qu’il s’agit de « plans » secrets? Sinon, est-il plus fautif de dire d’un chercheur qu’il « dévoile » les conclusions de son étude? Elles nous étaient inconnues, au même titre que les projets ou détails du Harrap’s. D’ailleurs, on peut se demander si ce n’est pas Littré qui aurait mis le ver dans le fruit, avec cette définition de « dévoilement » : « action de porter à la connaissance »… Le gouvernement qui « dévoile » son programme fait-il autre chose?

Les dictionnaires finiront-ils par entériner cette extension de sens? On peut présumer que oui. Comme ce fut le cas d’une autre expression dont j’ai parlé il y a près de vingt ans, « par le biais de » (L’Actualité terminologique, vol. 19, no 1, janvier 1986)10. Au sens neutre d’« au moyen de », on la trouve aujourd’hui dans le Harrap’s (« par le biais de qn = through sb ») et le Robert-Collins : « réserver par le biais d’une agence », « communiquer par le biais du fax » (est-ce différent de communiquer par fax?). Je craignais à l’époque que le sens de « moyen détourné » ne se perde, et je me demande si ce n’est pas en train de se produire (le Harrap’s est muet). Je ne me souviens pas d’avoir rencontré cet emploi récemment. J’ai pourtant relevé une vingtaine d’exemples du nouveau sens.

Qu’en sera-t-il de « dévoiler »? Si dans quinze ans nous l’employons toujours dans son sens actuel, serons-nous obligés de préciser au lecteur qu’il s’agit de quelque chose de caché, de secret? Comprendrons-nous encore qu’une femme qui s’est dévoilée, c’est une femme qui ne porte plus le voile et non pas une femme qui nous a révélé ses projets? Je plaisante, évidemment, mais comme le voile est dans le vent ces temps-ci…

Notes

  • Retour à la note1 Gaston Dulong, Dictionnaire correctif du français, Presses de l’Université Laval, 1968; Victor Barbeau, Le français du Canada, Garneau, 1970; Gilles Colpron, Les anglicismes au Québec, Beauhemin, 1970.
  • Retour à la note2 Jean-Paul Kauffmann, L’arche des Kerguelen, Livre de poche, p. 216 (Flammarion, 1993).
  • Retour à la note3 Jean Rolin, Clôture, Folio, p. 22 (P.O.L., 2002).
  • Retour à la note4 Jean-Claude Boulanger, Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, Dicorobert inc., 1992.
  • Retour à la note5 Meney, Dictionnaire québécois-français, 2e éd., Guérin, 2003.
  • Retour à la note6 Georges Mathews, L’Accord, Éditions Le Jour, 1990, p. 107 et 151.
  • Retour à la note7 Michel Ameller, L’Assemblée nationale, P.U.F., coll. Que sais-je?, 1994, p. 86.
  • Retour à la note8 Noam Chomsky, Responsabilités des intellectuels, Agone Éditeur, 1998, p. 162 (traduit par Frédéric Cotton).
  • Retour à la note9 A. Demichel, Encyclopaedia Universalis, vol. 11 (article « Minorités »), 1974, p. 76.
  • Retour à la note10 Voir aussi F. Leroux, Mots de tête, Éditions David, 2002, p. 68.