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L’art de citer à bon escient obéit aux mêmes règles de rigueur et d’exactitude que l’art d’écrire. La citation, ce discours rapporté, remplit plusieurs fonctions, dont celles qui consistent à invoquer une autorité à l’appui d’une argumentation, à exprimer une pensée dans une formule frappante, à agrémenter une conversation, à illustrer une opinion personnelle. Souvent ornement littéraire, elle est toujours une référence.
Combien d’auteurs ont déformé ou tronqué les extraits qu’ils ont cités de mémoire. Les pires ennemis de la citation sont ceux qui, par paresse, ne vérifient pas leurs sources ou citent de deuxième, de troisième, voire de quatrième main.
La citation souffre d’une autre tare : l’erreur d’attribution. C’est Horace qui se voit créditer d’un passage puisé chez Quintilien, ou Madame de Sévigné à qui l’on attribue ce qui appartient à Madame de La Fayette. De telles bévues sont plus fréquentes qu’on le croit.
Ces négligences font en sorte que la citation a mauvaise réputation. On s’en méfie tout autant que d’une traduction que l’on soupçonne d’être infidèle. C’est ce qui a fait dire à l’académicien Émile Faguet (1847-1916) que « le moyen infaillible de rajeunir une citation est de la faire exacte* ».
Une citation sur la traduction est particulièrement intéressante à tous égards : « Les traducteurs sont les chevaux de trait de la civilisation. » On ne s’entend ni sur la paternité ni sur la formulation française exacte de cette affirmation. Certains auteurs l’attribuent à Joseph de Maistre (1753-1821), d’autres à Alexandre Pouchkine** (1799-1837). Qui a raison, qui a tort? Pouchkine aurait-il traduit cette réflexion de l’écrivain et philosophe français, comme certains le pensent? Pour élucider cette énigme, il nous faut remonter à 1955.
Cette année-là, dans son texte de présentation de la revue Babel qu’il porte sur les fonts baptismaux, le président de la Fédération internationale des traducteurs (FIT), Pierre-François Caillé, écrit : « Joseph de Maistre a dit que les traducteurs "étaient les chevaux de trait de la civilisation1". » Le citateur reste muet, cependant, sur la source de cet extrait. Sauf erreur, il est le premier à l’attribuer à J. de Maistre. Il le fait dans une revue publiée avec le concours de l’UNESCO et diffusée dans le monde entier à une époque où l’on compte sur les doigts d’une main les revues consacrées à la traduction.
Homme de lettres cultivé et admiré de tous, Pierre-François Caillé (1907-1979) jouit d’un prestige considérable et d’une immense crédibilité2. On lui doit le doublage et le sous-titrage de plus de trois cents films. Toute sa vie, il s’est fait l’ardent promoteur du mouvement mondial de reconnaissance des traducteurs et le défenseur infatigable de leurs droits. Cofondateur de la Société française des traducteurs (1947), il a aussi fondé la Fédération internationale des traducteurs (1953) de même que son organe d’information, Babel (1954)***.
En 1984, le texte de P.-F. Caillé est publié de nouveau intégralement dans Babel à l’occasion du trentième anniversaire de la FIT3, ce qui a sans doute renforcé la conviction que la citation est de Joseph de Maistre.
Parmi les nombreux auteurs qui ont repris cette citation croyant, en toute bonne foi, qu’elle était de la plume de J. de Maistre, Henri Van Hoof figure certainement en tête de liste. Il la cite dans un article paru dans les revues Babel et Meta4 en 1990, en exergue de son Histoire de la traduction en Occident5 en 1991 et dans l’avant-propos de son Dictionnaire universel des traducteurs6 en 1993.
La citation figure en décembre 1990 dans la revue Van Taal Tot Taal (Pays-Bas), et Frederick Mostert la cite à son tour dans Language Today sept ans plus tard. Dans ses Souvenirs d’un traducteur7, Edmond Tupija l’attribue lui aussi à J. de Maistre, tout comme Giovanni Dotoli, en 2003 : « Les traductions [sic] sont les chevaux de trait de la civilisation8. » L’année suivante, elle est placée en épigraphe dans la revue espagnole Hieronymus Complutensis (n° 11, p. 5).
Les auteurs russes attribuent normalement cette citation à Pouchkine, mais d’autres, influencés sans doute par les articles de Caillé et de Van Hoof, prétendent qu’il s’agit d’une pensée de J. de Maistre que Pouchkine aurait simplement traduite. L’un d’eux est le traducteur et historien de la traduction réputé, Iouri Levine, ancien chercheur principal à la Maison Pouchkine (Saint-Pétersbourg), récipiendaire d’un doctorat honorifique de l’Université d’Oxford et membre correspondant de l’Académie britannique. Sa renommée en Russie est comparable à celle qu’a connue en son temps P.-F. Caillé à l’échelle internationale. Levine a prétendu, en 1962, dans un article paru dans L’art de la traduction (en russe), que la citation de Pouchkine est la « traduction » d’une « phrase ironique » de Joseph de Maistre9. Comparer les traducteurs à des chevaux, laisse-t-il sous-entendre, c’est montrer l’infériorité de leur statut et le caractère ennuyeux de leur travail.
Anatoli Mamonov attribue lui aussi la citation à de Maistre dans Pouchkine au Japon10 (1984), tout comme le directeur de l’École supérieure de traduction de l’Université de Moscou, Nikolaï Garbovski. Dans son manuel Théorie de la traduction11 (2004, 2e éd. 2007), ce dernier consacre trois pages à expliquer les raisons qui lui font croire que Pouchkine a traduit de Maistre. Ses seules sources, toutefois, sont l’Histoire de la traduction de Van Hoof et l’article de Levine.
Garbovski prétend que cette pensée figure dans Les soirées de Saint-Pétersbourg, publiées en France l’année de la mort de J. de Maistre. Cette œuvre ne renferme pourtant pas la moindre trace du passage « chevaux de trait de la civilisation ». Il remarque que le mot « trait » pouvait signifier « lien, intermédiaire » en français et conclut que почтовые лошади (chevaux de poste) est une variante acceptable de « chevaux de trait » (p. 141); il estime donc que Pouchkine a fait une bonne traduction.
Enfin, dans un article de la revue de l’Université de Moscou12 (2011), une collègue de Garbovski, Olga Kostikova, prétend, elle aussi, que Pouchkine a traduit de Maistre.
Aucun des auteurs mentionnés ci-dessus n’a eu le souci de vérifier la source originale de la citation. Tous sans exception tiennent pour acquis qu’elle est de Joseph de Maistre. Or, le dépouillement systématique des quatorze tomes des Œuvres complètes13 du comte ainsi que la consultation de plusieurs spécialistes****n’ont pas permis de le confirmer : la citation est introuvable chez cet auteur.
Pourtant, la traduction n’est pas pour de Maistre une activité totalement inconnue. En 1816, en effet, il publie une version française du traité de Plutarque, Sur les délais de la justice divine dans la punition des coupables14. Dans sa préface, il dit de la traduction : « [C]haque peuple a sa langue philosophique, qu’il n’est pas du tout aisé de traduire dans une autre » (p. 13). Ses considérations générales sur la traduction se limitent à ce truisme.
Avant la publication de l’article de P.-F. Caillé dans Babel, c’est pourtant à Pouchkine que l’on attribue la citation, bien que les versions françaises diffèrent. Nous y reviendrons. Ainsi, en 1886, le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé (1848-1910) écrit dans l’avant-propos de son essai sur Le roman russe : « Pouchkine appelle quelque part les traducteurs "les chevaux de renfort de la civilisation"15. »
Dans un numéro de la revue Belgique artistique et littéraire datant de 1912, le professeur et futur académicien belge Albert Counson (1880-1933) écrit : « Les traducteurs sont les chevaux de relais de la civilisation, disait un Russe16. » Ce Russe ne peut être que Pouchkine.
En 1949, dans une publication de l’UNESCO, Wladimir Weidlé rapporte les propos de celui dont on dit qu’il est le « plus français des poètes russes » : « "Les traducteurs, disait-il, sont les chevaux de poste de la civilisation", et il ne dédaigna pas de s’atteler, à la suite de Joukovski, au lourd véhicule des littératures étrangères17. »
Loin de se désintéresser de la traduction, Pouchkine a consacré beaucoup d’énergie à cette activité. Il a traduit des poèmes de Chénier, Parny et Voltaire; Alfieri et l’Arioste; Mickiewicz; Catulle, Horace et Juvénal; Byron, Coleridge, Cornwall, Shakespeare et Wilson. Il a aussi transposé en russe des poèmes grecs et des chansons folkloriques serbes à partir du français, pratique courante à l’époque.
Il n’est pas improbable même que l’usage d’une langue intermédiaire lui ait inspiré sa métaphore du cheval de poste : plusieurs fois durant leurs périples, les voyageurs louaient des chevaux aux postes de relais pour poursuivre leur route. De même, chaque fois qu’une œuvre est traduite dans une nouvelle langue, elle entame une autre étape de son voyage littéraire universel, ce qui marque un progrès pour une civilisation. On peut penser que c’est ce que Pouchkine laisse entendre par cette métaphore.
Les auteurs qui attribuent la paternité de la citation étudiée à Pouchkine sont plus près de la vérité que ceux qui croient qu’elle est de Joseph de Maistre.
En analysant les manuscrits de Pouchkine, Ilia Chliapkine a montré que le poète a rédigé cet apophtegme sur le brouillon de la 37e strophe du 8e chapitre d’Eugène Onéguine en septembre 1830*****18. La traduction occupe alors les pensées de Pouchkine, car à la 35e strophe, il vient de faire l’énumération de plusieurs auteurs qu’Onéguine lisait en version française19.
En outre, il griffonne cette phrase, que l’on voit en bas à gauche sur le fragment du facsimile du manuscrit20, au moment où il compose « Le maître de poste » et place en épigraphe de cette nouvelle deux vers du poème « Le relais de poste » de son ami Piotr Viazemski. Dans ce poème, il est dit que les voyageurs en Russie doivent souvent attendre aux relais avant d’obtenir des chevaux frais. Par sa métaphore, Pouchkine laisse peut-être entendre également que les lecteurs doivent patienter longtemps avant de pouvoir lire dans leur langue les œuvres étrangères.
Ajoutons, enfin, qu’en janvier de la même année, Pouchkine avait publié deux recensions de traductions : l’Iliade traduit par Nikolaï Gneditch et Adolphe de Benjamin Constant, traduit par Piotr Viazemski. Le moins que l’on puisse dire est que tout au long de l’année 1830 la traduction a été bien présente à l’esprit de Pouchkine et lui a très certainement inspiré sa célèbre phrase.
On aura noté que les traductions françaises se présentent sous plusieurs variantes : chevaux de trait, chevaux de poste, chevaux de renfort. Ces expressions ne sont pas synonymes. Un cheval de trait (draft horse [US] draught horse [GB]) est un cheval puissant et de grande taille sélectionné pour ses aptitudes à la traction d’instruments agricoles, de pièces d’artillerie ou de bateaux (halage). Le cheval de poste ou cheval de relais (post-horse) est un cheval frais loué aux voyageurs dans les relais de poste. Enfin, un cheval de renfort (cock-horse) est un cheval que l’on ajoutait à un attelage dans les endroits difficiles. Le côtier fournissait, montait, dirigeait et ramenait le cheval loué par le cocher.
Force est de reconnaître qu’il y a eu erreur sur la personne lorsque la citation d’Alexandre Pouchkine a été faussement attribuée à Joseph de Maistre à partir de 1955. De toute évidence, la méprise remonte à Babel.
Selon le Dictionnaire de la langue de Pouchkine21, le mot просвещение désigne à la fois une action « instruction » et un état « civilisation, culture ». Le Dictionnaire russe-français donne au mot просвещение les correspondants « lumières de l’esprit, civilisation, illumination et instruction22 ». C’est ce qui explique les nombreuses variantes françaises citées plus haut. Dans les Œuvres complètes de Pouchkine publiées en 1958, Jacques Lépissier traduit cette phrase : « Les traducteurs sont les chevaux de poste de la culture23. »
Le site Web de traduction Proz.com propose pas moins de quarante traductions de cette citation dans autant de langues24, mais la version de départ « Translators are the draught horses of civilization » est inexacte : il faudrait lire post-horses au lieu de draught horses.
Enfin, la cause de l’erreur d’attribution réside peut-être dans le fait que Joseph de Maistre a passé plusieurs années en Russie et qu’il avait des liens familiaux avec Pouchkine. Il se rendit à Saint-Pétersbourg en 1803 à titre de ministre plénipotentiaire du roi Victor-Emmanuel Ier de Sardaigne et y vécut jusqu’en 1817.
Quoi qu’il en soit, loin d’être unique dans les annales de la traduction, ce cas nous rappelle que la plus grande prudence s’impose à l’égard des citations, surtout lorsque celles-ci ne sont pas rigoureusement référencées. Citer textuellement d’une source originale est une exigence à laquelle aucun auteur sérieux ne devrait se soustraire. Ce faisant, il rend à César…
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