This version of Chroniques de langue has been archived and won't be updated before it is permanently deleted.
Please consult the revamped version of Chroniques de langue for the most up-to-date content, and don't forget to update your bookmarks!
Les traducteurs fédéraux, 1867-1967 (I)
« Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. »
Alexis de Tocqueville
Depuis la Confédération, les premiers traducteurs ayant exercé leur métier sur la colline du Parlement et dans les divers ministères de la Capitale ont acquis, au fil des ans, la réputation de spécialistes de la langue et de la traduction. À une époque où les ouvrages de référence sont encore rares et les aides informatiques à la traduction inexistantes, ils ont posé les premières pierres de la renommée dont jouit aujourd’hui le Bureau de la traduction. La réputation de ce centre d’excellence, à qui l’on a confié la gestion du Portail linguistique du Canada, déborde nos frontières, grâce, entre autres, au rayonnement international de TERMIUM Plus®, sa banque de terminologie.
Dans une série d’articles consacrée aux traducteurs fédéraux qui couvrira la période de 1867 à 1967, j’aimerais sortir de l’ombre ces premiers artisans de la traduction parlementaire et administrative. Cette rétrospective historique sera l’occasion d’évoquer les modalités d’embauche et les conditions de travail qui avaient cours à l’époque, et d’esquisser le portrait de quelques personnages colorés du premier siècle de traduction officielle à Ottawa.
Ces traducteurs aiment manier la plume – beaucoup sont écrivains, poètes ou journalistes – et animent la vie littéraire et culturelle dans la Capitale. Leur contribution à la vie professionnelle est importante également. On leur doit la création des deux premières associations de traducteurs : le Cercle des traducteurs des livres bleus (1919) et l’Association technologique de langue française d’Ottawa (1920), de même que la création des premiers cours de traduction. Ces regroupements ont fait naître dans leurs rangs un esprit de corps et conduit à leur reconnaissance par le reste de la fonction publique, les associations professionnelles et les syndicats, dont l’Institut professionnel de la fonction publique.
Écrivain, lexicographe et homme de vaste érudition, Hector Carbonneau (1889-1962), qui fut à la tête du service de la Traduction générale1 pendant plus de trente ans, a qualifié la période antérieure à la centralisation des services de traduction (1867-1934) d’« âge d’or de la traduction2 ». Le qualificatif est bien choisi si l’on entend par cette expression une période où le nombre de traducteurs est relativement restreint – il est inférieur à cent en 1934 – et où presque tous se connaissent. Ces traducteurs, majoritairement canadiens-français, se côtoient dans les réunions mondaines et lors d’activités organisées par les sociétés littéraires, culturelles ou professionnelles. À une époque de grande religiosité, il y a parmi eux de fervents croyants, d’irréductibles athées et de farouches anticléricaux.
Si beaucoup d’entre eux entretiennent des relations amicales en dehors de leurs activités professionnelles, il y en a quelques-uns qui nourrissent de solides inimitiés. La chose est inévitable lorsque les personnalités fortes, les idées et les opinions politiques s’entrechoquent. Mais dans l’ensemble, on peut dire que ces artisans de la traduction forment une société de lettrés assez homogène et que la bonne entente règne parmi eux. On compte dans leurs rangs des avocats, des médecins, des bacheliers ès arts issus des collèges classiques et des journalistes, beaucoup de journalistes.
En revanche, on note une faible proportion de femmes. Dans les années 1940, elles ne représentent encore que 14 % du personnel « traduisant ». Celles qui s’y engageront travailleront d’abord dans les ministères, où les services de traduction commencent à faire leur apparition à partir des années 1900. Il faut attendre, toutefois, la fin des années 1930 pour qu’une femme soit traductrice aux Débats.
Évelyne Bolduc (1888-1939) est la première. Fille du président du Sénat, l’honorable Joseph Bolduc, elle fait des études à l’Université Yale et, en 1915-1916, recueille des contes et des chansons folkloriques avec l’anthropologue Marius Barbeau. Au début des années 1930, elle entre aux Livres bleus et son contrat est renouvelé chaque année. Alors qu’elle est traductrice des Procès-verbaux du Sénat, de 1935 à 1937, elle est reçue à l’examen de recrutement du Bureau, mais on ne lui offre pas de poste. Elle accède finalement à la Division des débats en 1937, où elle reste jusqu’à son décès en 19393.
En 1943 arrive Rosette Renshaw (1920-1997), traductrice depuis un an au ministère des Services nationaux de guerre. Elle avait obtenu un baccalauréat ès arts de l’Université McGill en 1942. Autres temps, autres mœurs, les épouses des traducteurs des Débats, qui, comme on le sait, travaillaient de nuit, voyaient d’un mauvais œil qu’une femme passe ses nuits en compagnie de leurs maris… Elles nourrissaient une secrète méfiance teintée de jalousie envers cette femme qui avait réussi à s’introduire dans ce château fort masculin4. Rosette Renshaw restera aux Débats jusqu’en juin 1951. Après son départ, elle poursuivra ses études et fera carrière en enseignement à l’Université d’État de New York, campus de New Pfalz.
La voie ayant été ouverte par ces deux pionnières, d’autres femmes marchèrent sur leurs traces et firent partie de l’équipe des Débats : 1949 : Gabrielle Saint-Denis; 1950 : Irène de Buisseret; 1952 : Irène Arnould et Marie-Blanche Fontaine.
En l’absence d’écoles de formation, c’est entre collègues que les recrues s’initient aux arcanes de la traduction administrative. Un petit nombre profite des cours du soir en traduction que Pierre Daviault (1899-1964) donne à l’Université d’Ottawa à partir de 1936.
En 1940, la Société des traducteurs de Montréal commence à offrir des cours du soir, elle aussi; deux ans plus tard, ces cours sont placés sous l’égide de l’Université McGill. Un Institut de traduction voit aussi le jour à Montréal en 1941 à l’initiative de Jeanne Grégoire et de Georges Panneton. L’Institut est intégré au service de l’éducation permanente de l’Université de Montréal dans les années 1960. Jusqu’en 1967, ce sont les seules formations en traduction offertes au pays. Elles attirent surtout des secrétaires soucieuses de parfaire leur connaissance de l’anglais et des employés de bureau à qui l’on confie des travaux de traduction dans les entreprises. Comme nous le verrons, les premiers traducteurs fédéraux venaient davantage des salles de presse que des salles de cours.
L’année 1967 marque une rupture, la fin d’une époque que d’aucuns seraient tentés de qualifier aussi d’« âge héroïque de la traduction », car, comme nous verrons, le feuilleton de la traduction au sein de l’administration fédérale est ponctué d’épisodes mouvementés et de gestes d’éclat qui ont fait les manchettes et soulevé les passions.
En cent ans, les seules innovations technologiques dont les traducteurs fédéraux ont profité sont la machine à écrire, commercialisée à partir de 1873 aux États-Unis5 – dans les premières années de la Confédération, on n’entendait pas le cliquetis des machines à écrire des traducteurs sur la Colline pour la simple raison que ces machines n’existaient pas encore – et la machine à dicter, importée de New York en 1953 par le surintendant Aldéric-Hermas Beaubien (1890-1985).
L’histoire des traducteurs fédéraux comporte donc deux grandes périodes : avant et après 1967.
La traduction connaît, en effet, un essor spectaculaire après l’Exposition universelle de Montréal, caractérisée par une grande effervescence culturelle et une ouverture sans précédent sur le monde. Dès 1968, répondant à l’invitation du Secrétariat d’État qui crée un programme de bourses en traduction afin de favoriser le recrutement de traducteurs6, l’Université de Montréal met sur pied le premier programme universitaire de formation de traducteurs – une licence qui sanctionne trois années d’études.
Les programmes de formation se multiplient rapidement pour remédier à la pénurie de traducteurs qui sévit alors au pays. Les chiffres sont éloquents. Entre 1968 et 1984, un nouveau programme universitaire de traduction voit le jour tous les ans, un nouveau baccalauréat, tous les deux ans et une nouvelle maîtrise, tous les quatre ans. Le marché est porteur.
Dans le sillage de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, l’adoption, en 1969, de trois lois à caractère linguistique7 a eu des répercussions considérables sur l’évolution de la traduction, en général, et du Bureau des traductions, en particulier. D’ailleurs, ce Bureau a toujours constitué un excellent baromètre des progrès du bilinguisme officiel au Canada. En moins de dix ans, soit de 1964 à 1973, son budget explose littéralement, passant de deux à quinze millions de dollars, et son personnel fait un bond de 339 à 1118 fonctionnaires.
Cette croissance fulgurante s’accompagne de deux restructurations majeures du service – la première a lieu en 1967 –, d’une reclassification des traducteurs et de l’adoption, en 1968, d’un règlement d’application de la Loi concernant le Bureau des traductions. Plus que jamais, la traduction est vue dans les officines du pouvoir comme une réalité indissociable de la vie politique canadienne et des grandes orientations en matière de bilinguisme officiel.
On envisage même la création d’un ministère de la Traduction8. Si l’idée, lancée en 1965 à la Chambre des communes par le député de Trois-Rivières Léon Balcer, séduit le premier ministre Lester B. Pearson, elle reste sans lendemain.
Les années subséquentes voient se développer la terminologie à la faveur de la francisation des entreprises au Québec9 et de la décision du Cabinet du 7 novembre 1974, décision qui élargit le mandat du Bureau en l’investissant d’un droit de regard sur la qualité et l’évolution de la langue administrative et sur sa normalisation. Elles voient aussi se multiplier les revues et les ouvrages spécialisés en traduction, se succéder à un rythme effréné les colloques sur la traduction et la terminologie, germer l’idée de recourir à la traduction automatique pour accélérer la production10, naître les outils de la bureautique, les banques de terminologie et la traductique et se ramifier la Toile aux ressources incomparables.
Parallèlement, à partir de 1967, on assiste au relèvement substantiel du traitement des traducteurs fédéraux et à l’intensification des démarches en vue d’obtenir des législateurs provinciaux la reconnaissance professionnelle, démarches qui aboutiront à l’obtention du titre réservé dans trois provinces. La profession se féminise également, tendance qui s’accentue dans les années 1980 et 1990.
Hormis la création de cours du soir en traduction et de deux organes de traduction11, tous les changements énumérés ci-dessus sont postérieurs à 1967. Le contexte dans lequel s’exerce le métier de traducteur après cette date charnière est radicalement différent de ce qu’il a été au cours des cent années antérieures.
Notre première incursion chez les traducteurs fédéraux nous révélera quelques-uns des privilèges auxquels ils avaient droit et sera pimentée de quelques anecdotes savoureuses. Sans plus de préambule, immergeons-nous donc dans l’esprit de cette époque qui dégage le charme des vieilles photos jaunies ou d’anciennes cartes postales.
Entré au service de l’administration fédérale en 1911 et promu traducteur en 1922, Hector Carbonneau se souvient que le personnel de la Division des débats et de la Division des lois, les deux plus prestigieuses du service, jouissait d’une grande liberté, sans doute en raison des liens de proximité qui les rattachaient aux députés, aux ministres et aux sénateurs qu’ils côtoyaient sur la Colline et dont ils traduisaient les propos quotidiennement.
Ce personnel « avait libre accès à tous les avantages offerts aux parlementaires : bibliothèque du Parlement, salle de lecture, tribune spéciale [à la Chambre des communes], sans compter la tant regrettée taverne de la Chambre réduite en cendres lors de l’incendie du Palais du Parlement le 3 février 191612 ». Comme le monde était en guerre, on y a vu l’œuvre d’une main criminelle allemande, mais ces soupçons n’ont jamais pu être corroborés13. La taverne, dont parle Hector Carbonneau, était située au sous-sol. On la désignait de divers noms : salle des rafraîchissements, salle du bar, bar, buvette et tabagie.
La liste des privilèges accordés aux traducteurs avant la centralisation ne s’arrête pas là. Laissons Rodolphe Girard (1879-1956) en énumérer quelques autres :
À chaque session, les sénateurs, les députés, les correspondants parlementaires et les traducteurs des deux Chambres recevaient de grosses mallettes bourrées de papeterie de luxe et de divers articles de choix, tels que sacoches, nécessaires à ouvrage et de toilette, canifs, stylos, porte-monnaie et le reste. […] En outre, le service de la papeterie et d’articles de bureau, amplement pourvu […], était à notre disposition. Avec la simple signature du greffier de la Chambre, nous pouvions nous munir d’objets dont nous eussions facilement pu nous passer. […] J’ai devant les yeux, sur ma table de travail un superbe classeur en chêne, que j’ai obtenu de ce service de l’État. Nous jouissions du privilège de la franchise postale, même pour les lettres recommandées14.
Par les lettres personnelles qu’ils s’échangent sur le papier à en-tête de la Chambre des communes, des traducteurs de l’époque, dont Toussaint Gédéon Coursolles, Achille Fréchette, Louis Laframboise et Hector Carbonneau, nous fournissent la preuve tangible de ce que Rodolphe Girard qualifie, avec le recul, de « générosité mal inspirée de l’administration15 ».
Certains traducteurs, semble-t-il, usaient de leur liberté de manière plutôt insolite. Musicien à ses heures, le chef de la Division des lois, l’avocat Oscar Paradis (1874-1937), avait pris l’habitude d’arriver au bureau à 7 h du matin et de se mettre aussitôt au travail. Vers 11 h, il posait son crayon, sortait son violoncelle d’une grande armoire et se mettait à promener son archet sur son instrument dont il tirait des interprétations de Bach, Boccherini ou Brahms16. L’histoire ne dit pas, toutefois, si ses collègues appréciaient ce récital quotidien. On peut le penser, car les traducteurs sont en général de fins mélomanes, eux qui sont particulièrement sensibles à l’euphonie et au rythme des phrases.
Pendant la crise des années 1930, deux traducteurs de Montréal voulurent, par souci d’économie, éviter de louer une chambre à Ottawa. À l’époque, les traducteurs, surtout ceux des services parlementaires, ne résidaient pas tous dans la Capitale. Certains n’y venaient que pour la durée des sessions. Nos deux fins renards, Charles Édouard Duckett (1886-1964) et Eduard Maubach (1894-1955), réussirent à introduire un canapé dans un grand local à débarras de l’édifice de l’Ouest, et c’est sur ce lit de fortune – eux qui n’en avaient pas – que nos deux compères passaient leurs nuits.
Leur stratagème fonctionna à merveille jusqu’au jour où l’un d’eux s’étant levé un soir pour aller là où même un roi ne peut envoyer son valet se retrouva face à face avec les femmes de ménage qui, saisies de panique, s’empressèrent de dénoncer les intrus17. On ignore ce qu’il advint du canapé.
Quant aux deux squatteurs, leur système D n’ayant pas le caractère d’une honteuse prévarication, on ne leur en tint pas rigueur et ils conservèrent leur poste. Duckett sera plus tard promu chef du service de traduction du Conseil privé et Maubach restera, jusqu’à la fin de la guerre, le seul traducteur de la Division des langues étrangères, où il finira d’ailleurs sa carrière.
Les traducteurs ont cette réputation, nullement surfaite, d’être de fins lettrés et des gens d’esprit qui savent jongler avec les mots dont ils connaissent les moindres subtilités. Quotidiennement, ils en soupèsent les nuances et les effets avec « un jeu d’invisibles, d’intellectuelles balances aux plateaux d’argent18 ».
Rodolphe Girard eut un jour une prise de bec avec Pierre Daviault qui lui dit : « Mon cher confrère, vous commettez un anglicisme. » L’auteur de Marie Calumet lui répond : « Sachez, savant collègue, que je sais mon français. »—« Votre français? Évidemment. Mais c’est le français, qu’il faut connaître19. »
Je terminerai cette première chronique par une autre réplique savoureuse. Un jour, le même Pierre Daviault fit venir à son bureau Ernest Plante (1912-1993) et lui dit : « Le dictionnaire donne comme “rare” le mot que vous avez employé dans votre traduction. » Et le traducteur de lui répondre du tac au tac : « Je le sais; il est rare aussi que je l’emploie20. »
Le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne manquaient pas d’esprit de répartie, ces traducteurs!
Je remercie Alain Otis, enseignant à l’Université de Moncton, pour ses commentaires et compléments d’information.
Fig. 1 Centre d’études acadiennes, Fonds Hector-Carbonneau, P34-A3
Fig. 2 Centre de recherche en civilisation canadienne-française, CRCCF, Ph129-120, détail
Fig. 3 CRCCFCRCCF, Ph129-121, détail
Fig. 4 Collection personnelle de J. Delisle
Fig. 5 La Presse, 5 avril 1924, détail
Fig. 6 Photo du domaine public
Fig. 7 CRCCF, Ph129-120, détail
© Public Services and Procurement Canada, 2024
TERMIUM Plus®, the Government of Canada's terminology and linguistic data bank
Writing tools – Chroniques de langue
A product of the Translation Bureau