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Mots de tête : « anxieux de » + infinitif

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité terminologique, volume 28, numéro 4, 1995, page 25)

Presque heureux (…), anxieux de raconter…
(Félix Leclerc, Moi mes souliers, 1955.)

« Anxieux serait-il en train de prendre en France l’acception de désireux? » C’est la question que Louis-Philippe Geoffrion se posait… en 1925. Dans ses merveilleux Zigzags1.

Il en avait relevé deux exemples dans la presse (notamment d’un membre de l’Académie Goncourt), et un troisième dans un roman qui allait devenir la bête noire de milliers d’élèves canadiens-français :

(Les maringouins) revenaient de suite (…), anxieux de trouver un pouce carré de peau pour leur piqûre2.

« Maringouin » et « pouce » vous ont sûrement mis la puce à l’oreille. Vous aurez reconnu l’épisode de la cueillette des bleuets, où le beau François Paradis regarde à la dérobée la forte poitrine de Maria… Mais je m’égare.

Revenons à Geoffrion. On aurait aimé qu’il nous donnât d’autres sources, de plus anciennes surtout. Après tout, cette tournure s’employait en France depuis une bonne quarantaine d’années déjà. La preuve, cet exemple de Maupassant (tiré d’une nouvelle parue en 1881) :

(…) très anxieuse de savoir si ce n’était pas aujourd’hui qu’on s’en apercevrait3.

Certes, ne pas avoir lu tout Maupassant n’est pas un péché. Mais il n’y a pas de mérite à ne pas avoir lu La Débâcle de Zola, où l’expression revient pas moins de trois fois :

(…) anxieux de savoir comment le malheur des autres allait tourner pour lui4.

Par contre, je comprends très bien que Geoffrion ait pu sauter un poème ou deux de José Maria de Heredia :

Tous anxieux de voir surgir (…)
Le chef borgne monté sur l’éléphant Gétule.

Moi non plus, je n’ai pas lu Heredia (sauf quelques vers, que j’ai dû mémoriser à l’école), mais si vous avez déjà cherché anxieux de, vous savez que c’est souvent le premier exemple que les dictionnaires donnent. C’est le cas notamment du Grand Larousse de la langue française et du Petit et du Grand Robert.

Mais alors que le poème de Heredia est paru en 1893, le Grand Robert date cet usage de 1853! Et le Dictionnaire historique de la langue française5 abonde dans le même sens : il indique « mil. XIXe ». Heureusement, le Trésor de la langue française vient éclairer notre lanterne; il s’agit d’anxieux tout court :

Viendra-t-il me voir? J’en suis anxieux; j’aurai grand plaisir à le voir6.

Il s’écoulera presque trente ans avant que l’exemple de Flaubert ne fasse des petits, si je puis dire. La nouvelle de Maupassant paraîtra un an après la mort du « maître »; c’est comme si son disciple avait voulu lui rendre un hommage posthume en lui empruntant cet anglicisme, pour l’étoffer…

Mais revenons sur notre continent. D’après Geoffrion, cette tournure était courante chez nous à l’époque. Depuis plusieurs années déjà, comme en témoigne le dictionnaire de Sylva Clapin7, paru en 1894. Et Raoul Rinfret8, qui la condamne deux ans plus tard. Je l’ai même rencontrée sous la plume du curé d’un petit village manitobain, Sainte-Anne-des-Chênes :

Les autres commissaires sont anxieux de savoir (…)9.

La lettre de notre curé date du 3 mars 1893; la nouvelle de Maupassant, de 1881. Nous n’allons pas chipoter sur quelques années. Disons que les Français et nous avons commencé à l’employer à peu près en même temps.

Et nous n’avons jamais cessé depuis. En dépit des objurgations de presque tout ce que le pays compte de défenseurs de la langue : de Raoul Rinfret (1896) au nouveau Colpron (1994), en passant par l’abbé Blanchard (1919), Victor Barbeau (1939), Pierre Daviault (1963), Gérard Dagenais (1967), pour finir par Robert Dubuc (1970) et Marie-Éva de Villers (1988). Et j’en passe.

Je ne sais pas si en France les champions de la langue ont tenté de combattre cet usage, mais ils ne semblent avoir eu guère plus de succès que les nôtres. À la suite de Maupassant, Zola et Heredia, d’autres grands noms ont trempé leur plume dans l’encre anglophile : Gide et Barrès (1922), Martin du Gard (1928), Giraudoux (1938), Ramuz (1939), Simenon (1945), André Maurois (1946), Marcel Aymé (1948), Romain Gary (1960), Jules Roy (l964) et – last but not least – nul autre que le secrétaire perpétuel de l’Académie française lui-même, feu Maurice Genevoix (l980) :

(…) deux yeux me fixaient, grands ouverts, anxieux de croiser les miens10.

Cela fait deux prix Nobel, trois académiciens et une ribambelle d’écrivains qui n’ont quand même pas tous attrapé le virus de l’anglomanie.

De leur côté, les dictionnaires ont mis du temps à bouger. Sauf erreur, c’est le dictionnaire français-anglais de Charles Petit, paru en l946, qui enregistre anxieux de (mais sans infinitif) pour la première fois :

anxieux (de) – anxious (to), eager (to), solicitous (to).

Aujourd’hui, il est devenu plus difficile de trouver un dictionnaire qui ne donne pas cette locution que l’inverse. Les unilingues ont emboîté le pas assez rapidement : le Grand Robert en 1964, le Petit en 1967. Quant à la famille Larousse, elle est au grand complet : le Grand Larousse encyclopédique en 1960, le Grand Larousse de la langue française (1971), le Lexis et le Pluridictionnaire (l975), etc. Seul le Petit Larousse se fera tirer l’oreille un moment (1990).

Du côté des bilingues, le Petit Larousse anglais-français la donne dès sa parution en 1960. Mais il faudra attendre une trentaine d’années avant que d’autres en fassent autant : le Grand Larousse bilingue en 1993 et le Hachette-Oxford en 1994.

Curieusement, malgré deux rééditions, le Robert-Collins ne la donne toujours pas dans la partie anglais-français; dans l’autre, il se contente d’anxieux de (sans infinitif). Quant au Harrap’s, on dirait qu’il s’entête à la boycotter. À voir ce qu’il accueille par ailleurs, on comprend mal un tel scrupule…

Dans son Guide du traducteur11 (1972), Irène de Buisseret qualifie ce tour d’« anglicisme solidement ancré dans le néo-français ». Cinq ans plus tard, le Quillet12 décrète que c’est un néologisme!

C’est curieux, et amusant à la fois. En 1972, cela faisait pas moins de quatre-vingt-dix ans que Maupassant avait commis cet anglicisme. Et presque cent vingt que Flaubert lui avait montré la voie. Il y a des néologismes qui ont la vie dure.

P.-S. – N’êtes-vous pas anxieux de voir si les lexicographes vont refaire leurs devoirs, comme on dit (les Français diraient reprendre leur copie)? Après tout, la nouvelle de Maupassant est antérieure de douze ans au poème de Heredia.

NOTES

  • Retour à la note1 Louis-Philippe Geoffrion, Zigzags autour de nos parlers, tome 1, chez l’auteur, Québec, 1925, p. 58.
  • Retour à la note2 Louis Hémon, Maria Chapdelaine, Grasset, 1921, p. 91.
  • Retour à la note3 Guy de Maupassant, « Histoire d’une fille de ferme », in Récits de l’eau et des rives, Bibliothèque de la culture générale, s.d.n.l., p. 75.
  • Retour à la note4 Émile Zola, La Débâcle (paru en 1892), Lausanne, éditions Rencontre, s.d., p. 403, 472 et 550.
  • Retour à la note5 Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Éditions Dictionnaires Le Robert, 1993.
  • Retour à la note6 Gustave Flaubert, œuvres complètes, tome VII, Lausanne, éditions Rencontre, 1964, p. 276. Lettre à Louise Colet du 26 septembre 1853.
  • Retour à la note7 Sylva Clapin, Dictionnaire canadien-français, Québec, P.U.L., 1974. Paru en 1894.
  • Retour à la note8 Raoul Rinfret, Dictionnaire de nos fautes contre la langue française, Montréal, Cadieux et Derome, 1896.
  • Retour à la note9 Abbé Louis-Raymond Giroux, lettre à Mgr A.-A. Taché, citée par Gilbert-L. Comeault, Revue d’Histoire d’Amérique française, vol. 33,  1, juin 1979, p. 7.
  • Retour à la note10 Maurice Genevoix, Trente mille jours, Seuil, l980, p. 266.
  • Retour à la note11 Irène de Buisseret, Guide du traducteur, Ottawa, ATIO, 1972, p. 419. (Deux langues, six idiomes, 1975, p. 403.)
  • Retour à la note12 Dictionnaire encyclopédique Quillet, 1977.