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La chronique gastronomique du samedi, dans le quotidien La Presse, ne me laisse jamais indifférente. Ou bien je salive en me promettant d’essayer moi-même ce charmant petit restaurant à la première occasion, ou bien je me réjouis de n’être pas celle qu’une réputation surfaite a leurrée.
Ce samedi-là, pourtant, un détail tout à fait étranger au plaisir des papilles allait retenir mon attention. La chroniqueuse, pour mettre le lecteur dans l’ambiance, dépeignait le lieu de ses agapes :
Le décor est évocateur, rassemblant tout ce qui fait image, sans surcharge1.
Faire image. Non pas que l’expression en soi ait de quoi surprendre; après tout, la construction faire + nom (sans article), comme dans faire peur, faire plaisir, faire cas, faire figure, ne se rencontre-t-elle pas couramment? Qui plus est, elle n’est pas de la première jeunesse. On trouve en effet faire besoin chez Molière, faire comparaison chez La Fontaine. Sainte-Beuve employait faire problème, très prisé encore aujourd’hui :
Une nature des plus compliquées […] et qui […] fait encore problème pour moi (Cité par le Trésor de la langue française).
Faire quarantaine, faire diète, faire vanité et d’autres ont disparu, tandis que la locution faire confiance, si l’on en croit Grevisse2, n’a obtenu la faveur de l’Académie qu’en 1988, malgré la place de choix qu’elle occupe dans la langue courante depuis le début du XXe siècle.
C’est plutôt la prolifération de ce type de construction, ces dernières années, qui frappe :
Son irruption [celle de Jeanne D’Arc] fait désordre (La Presse, novembre 1999).
[…] c’est ainsi que le [Balzac] dépeint Gonzague Saint-Bris dans un album destiné à faire date… (Le Point, mai 1999).
La télé fait illusion (L’Express, juin 1998).
[…] les habitants de Gibraltar font corps et défendent leur identité (Le Point, mai 1999).
[…] la pub tamise ce qui fait profit (L’Express, mars 1999).
À ces exemples se greffent les faire polémique, faire tumulte, faire débat, faire question, faire trace et faire consensus relevés notamment dans Libération et Le Monde. Et je vous en garde un pour la bonne bouche : un morceau de choix, vous verrez. En attendant, analysons d’un peu plus près le phénomène. « Faire, nous dit Sylvie Brunet3, est un verbe vicaire; cela ne signifie pas qu’il ait dans la langue une vocation ecclésiastique, mais au sens premier du mot vicaire, qu’il remplace d’autres verbes, qu’il se charge de la besogne qui revient aux autres. » C’est le cas, notamment, dans une phrase du genre Elle a étudié longtemps, comme elle l’aurait fait la veille d’un examen. Dans les exemples de Libération et du Monde ci-dessus, ce rôle s’impose avec force, et tant l’article que le verbe escamotés pourraient aisément être rétablis : engendrer la polémique, susciter le débat, soulever des questions, etc.
Pour Jacqueline Giry-Schneider4, par ailleurs, le jeu est sans limites. Déjà, en 1978, elle ne voyait « aucune restriction à la possibilité de fabriquer un verbe en accolant n’importe quel nom sans déterminant au verbe faire ». L’usage lui a donné raison, et rien ne laisse croire à une disparition imminente de cette construction. Je dirais même que nous commençons seulement à lui faire honneur ici.
Enfin, je vous livre sans plus tarder le morceau de choix que je vous réservais : il s’agit de faire sens. On pouvait lire dans Libération, en 1992 :
Le Japon fera-t-il sens en l’an 2000?
À vous qui flairez le calque grossier, je citerai une dernière fois Sylvie Brunet : « Faire sens est tiré du jargon philosophico-psychanalytique pour lequel certaines données éparpillées n’ont pas de sens, mais réunies, rassemblées, par le travail de l’analyste ou de la conscience, forment, constituent un sens, font sens. » L’Express en use :
Le film creuse la complexité d’une guerre sans intimité où tout fait sens (mars 1998).
Est-ce dire que faire sens pourrait un jour servir de sésame à notre « faire du sens »?
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