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La conjonction soit… soit… est parfois utilisée pour marquer une alternative entre deux propositions : soit vous faites le travail aujourd’hui, soit je m’adresse à quelqu’un d’autre. Faute de français, ou évolution naturelle de l’usage?
À la Chambre des communes, récemment, un député s’exclamait que soit la ministre n’a pas compris ma question, soit elle est incapable de mettre le doigt sur l’article précis. Un organisme de libération conditionnelle écrit dans un rapport : soit le délinquant ne présente pas un risque acceptable pour la société, soit la libération du délinquant contribuera à la protection de la société.
La tournure est loin d’être particulière aux Canadiens. Sur Internet, une entreprise de Bretagne en France propose ainsi ses services : Deux solutions sont possibles : soit vous créez vos pages et les maintenez vous-mêmes, soit nous prenons en charge l’hébergement de votre site Web. André Goosse cite dans Le bon usage des écrivains qui coordonnent volontiers des phrases de la même manière.
La règle traditionnelle est pourtant claire : soit… soit… ne s’emploie pas entre des propositions ou entre des verbes conjugués. Il peut séparer des substantifs, des adjectifs, des pronoms, des adverbes, des compléments, mais pas des phrases : Demandez soit Pierre, soit Paul. Nous pouvons recourir à diverses mesures, soit sociales, soit économiques. On invitera soit l’un, soit l’autre. Nous interviendrons soit directement, soit par l’intermédiaire d’un représentant. J’arriverai soit à cinq heures, soit à huit heures.
Les auteurs qui rappellent cette règle signalent que les bonnes tournures à employer sont ou et ou bien : ou vous faites le travail aujourd’hui, ou je m’adresse à quelqu’un d’autre. Ou bien la ministre n’a pas compris ma question, ou bien elle est incapable de mettre le doigt sur l’article précis.
Le tour contesté a bien sûr été formé par analogie avec soit que… soit que…, qu’on emploie, suivi du subjonctif, pour indiquer deux hypothèses entre lesquelles on hésite : Nous nous verrons demain, soit que j’aille chez vous, soit que vous veniez chez moi. Soit qu’ils aient été débordés de travail, soit qu’ils aient oublié, ils n’ont pas donné signe de vie.
À première vue, en étendant l’emploi de soit… soit… aux phrases, la langue semble créer un tour simple, déjà bien ancré dans l’usage et qui, à la différence de soit que, fait l’économie du subjonctif. Il est donc tentant de voir là une évolution naturelle, semblable à la manière dont de nombreux anglicismes par exemple finissent par s’imposer avec le temps, parce qu’ils sont simples et pratiques.
Mais la syntaxe n’est pas aussi encline au changement que le vocabulaire; elle a la carapace plus dure. Dupré fustigeait déjà cet emploi de soit… soit… dans son Encyclopédie du bon français, en 1972. Il y voyait « un tic de style » à la mode chez certains philosophes et soutenait que soit gardait encore trop de sa valeur verbale pour introduire un verbe. On peut faire fi de ce genre de raison grammaticale, puisque la logique est souvent érodée par l’usage. Il reste que, deux décennies plus tard, Goosse considère toujours la tournure comme une anomalie, Hanse est catégoriquement contre, René Lagane dans les Difficultés grammaticales publié chez Larousse-Bordas juge qu’elle est à éviter dans « l’usage surveillé », et elle ne figure toujours pas dans les dictionnaires. Il est possible qu’elle languisse encore longtemps à la périphérie du bon usage.
Le malheur est qu’on risque entre-temps de s’empêtrer à l’occasion, comme cet orateur qui, ne sachant plus sur quel pied danser, a opté récemment pour une formule hybride : Est-ce qu’il y a deux justices selon lesquelles, si on a deux milliards à transférer en fiducie, soit on peut le faire comme simple citoyen, soit qu’on ne peut pas le faire?
On ne le peut pas.
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