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Mourir épuisé par la lutte, c’est graver son nom sur l’espoir de tous et chacun1.
Si je vous disais que cette phrase est d’un grand écrivain, y trouveriez-vous à redire? Mais si je vous glissais dans le creux de l’oreille qu’elle est d’un romancier québécois, à peu près inconnu, je me demande si vous ne commenceriez pas à la regarder de travers. Et, avec un peu de bonne (!) volonté, vous en viendriez peut-être même à lui trouver des airs de famille avec une certaine expression anglaise…
Lors de mon passage aux Débats, Mlle de Buisseret m’avait mis en garde contre « tous et chacun », qualifiant ce tour de solécisme. Mais dans son Guide du traducteur, elle le classe parmi les « calques ou fausses Françaises ». Et pourtant, d’après ses explications, il s’agirait plutôt d’un archaïsme : « tous et chacun de nos concitoyens doivent faire leur part (cette tournure, qui existait en France aux siècles précédents, est aujourd’hui désuète)2 ».
Pour Geneviève Gilliot, qui trouve que « l’un des deux suffit3 », c’est un pléonasme. Mais pour nos virtuoses de la tribune, c’est une expression quasi irremplaçable.
Existe-t-il un homme politique québécois capable de faire un discours sans la glisser quelque part? de préférence dans sa préroraison?
Que ce soit un pléonasme, je veux bien. Mais utile. À employer à bon escient. À ne pas mettre à toutes les sauces. D’accord. Mais à ne pas écarter systématiquement non plus.
Solécisme? J’en doute. Calque de l’anglais? C’est peu probable. Archaïsme? On la rencontre chez des écrivains contemporains, et pas des moindres.
À commencer par Romain Rolland, prix Nobel :
Je ne sais quelle pression extérieure semblait pousser chacun et tous à parler4…
Cette citation est de Tagore, vraisemblablement traduite par Rolland.
Celle-ci est de Rolland lui-même :
Mais le guru Gandhi n’a lancé que cet unique appel, à chacun et à tous5…
Les deux suivantes sont d’André Gide :
(…) ce qui m’amène à me méfier de tous et de chacun6.
Et quand on a bu à la santé de tous et de chacun7…
(On aura remarqué la répétition de la préposition.)
L’auteur bien connu de Parlez-vous franglais? l’emploie à deux reprises dans une étude sur Confucius. Étiemble cite d’abord la Grande Étude de Tseng Tse (dans sa propre traduction?) :
Depuis le Fils du Ciel et jusqu’aux petits sires, tous et chacun doivent avoir8…
Un peu plus loin, il écrit, en paraphrasant Confucius :
(…) que le tien et le mien soient oubliés de tous et de chacun9…
Plus près de nous, un grand journaliste, François de Closets :
La santé pour tous et pour chacun10.
Un homme politique, feu Pierre Mendès France :
(…) choix conforme aux intérêts de tous et de chacun11.
Un auteur de romans policiers, A.D.G., apporte une variante un peu particulière :
Si vous me racontez des blagues, ça risque d’être votre fête à tous et chacun son tour12!
Le regretté Romain Gary (alias Émile Ajar) l’écrit trois fois dans le même ouvrage :
(…) s’était mis à expliquer à tous et chacun13…
Les deux autres sont de la même facture.
La plus ancienne de ces citations, celle de Romain Rolland, date de 1924. La plus récente, de 1974. Et je viens de relever deux nouveaux exemples dans le Monde14 des 4 et 5 février 1983.
C’est dire que notre tournure est encore bien vivante. Et qu’elle l’est restée depuis bientôt deux siècles. En effet, d’après Ferdinand Brunot, c’est au temps de la Révolution qu’elle aurait fait son apparition :
On sait comment chaque et chacun arrivent à avoir un sens voisin de tous. Tous d’une part, chacun pour son compte, d’où l’expression tous et chacun. On la trouve dans les cahiers [de doléances du bailliage de Reims] en fonction d’adjectif numéral : « la prospérité du royaume et celle de « tous et chacun » les sujets de votre Majesté »15.
La citation remonte à 1789.
Enfin, il y a au moins un dictionnaire qui enregistre cette locution, le Harrap. Dans la partie français-anglais, on la trouve à chacun : « pour chacun et pour tous – for each and everyone ». Et dans la partie anglais-français, à sundry : « for all and sundry – pour chacun et pour tous ».
En aussi bonne compagnie, y a-t-il lieu de se faire scrupule de l’employer? Ce serait se priver d’un effet non négligeable.
Faites-en l’essai, plutôt. Retirez-vous dans votre gueuloir (comme faisait Flaubert), lisez ces phrases à haute voix, ensuite supprimez l’un ou l’autre élément, et prononcez de nouveau à haute voix. Vous ne trouvez pas qu’il manque quelque chose?
C.Q.F.D.
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