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Ceux qui ont pratiqué la traduction avant de réfléchir à cette gymnastique intellectuelle sont unanimes à reconnaître les écueils et les risques d’embûches qui guettent le traducteur au détour de chaque phrase. À toutes les époques abondent les témoignages sur la difficulté de cet exercice périlleux. En voici quelques échantillons* : « La traduction n’est pas aussi facile qu’un vain peuple le pense1. » « Nul art langagier ne l’emporte en difficulté sur celui de bien traduire2. » « Il est moins facile d’écrire les pensées des autres que les siennes propres3. » « De tous les livres à faire, le plus difficile, à mon avis, c’est une traduction4. » En raison même de sa complexité, la traduction donne lieu occasionnellement à des erreurs aux conséquences anodines, tragiques ou amusantes. Certaines de ces inexactitudes font leur nid dans la langue d’accueil au point où il est impossible de les déloger.
En ne considérant que nos deux langues officielles, nous pouvons distinguer trois catégories de traducteurs : ceux qui connaissent très bien le français et l’anglais; ceux qui connaissent bien le français, mais pas l’anglais et ceux qui connaissent bien l’anglais, mais pas le français. Seuls les premiers font de bons traducteurs. Ils maîtrisent leurs langues de travail et sont habiles à manier la plume. Leurs traductions sont réussies, car elles produisent chez les lecteurs les mêmes effets que les textes originaux. C’est l’idéal que cherche à atteindre tout traducteur professionnel consciencieux. N’ont pas les mêmes exigences de rigueur les traducteurs amateurs, improvisés ou charlatans.
Le contact des langues et leur méconnaissance sont propices aux interférences. Ainsi, l’explorateur malouin Jacques Cartier nomma « Cap-d’Espoir » un cap de la péninsule gaspésienne situé entre Percé et Grande-Rivière. Ironiquement, ce cap a déjà porté le nom de Cap-Désespoir, car les Anglais nommaient cette localité Cape Despair. Ce contresens d’origine phonétique est à rapprocher de la déformation de lighthouse en « litousse » (var. « létousse ») dans le parler des Gaspésiens. À chaque groupe linguistique ses traductions fantaisistes et ses créations toponymiques et lexicales.
De même, combien de sentinelles de la langue française au Québec savent que l’appellation populaire « les plaines d’Abraham », haut lieu historique s’il en est, cache un anglicisme? Le toponyme Plains of Abraham figure pour la première fois sur une carte anglaise des débuts du Régime anglais. Retraduit en français, il a donné le calque « les plaines d’Abraham ». Or, sous le Régime français, on a toujours désigné les terrains situés en haut de la terre d’Abraham Martin (1589-1664) « les Hauteurs d’Abraham5 ». Ce n’est pas sans raison, car ces hauteurs du promontoire de Québec forment un plateau et non une plaine, terme impropre ici**. Pied de nez des conquérants anglo-saxons? Facétie de l’histoire?
La bataille des plaines d’Abraham n’aurait duré qu’une quinzaine de minutes, mais celle que livrent les francophones contre les anglicismes perdure. Il serait futile, toutefois, de tenter d’éradiquer de notre paysage langagier l’anglicisme « les plaines d’Abraham », tant il est incrusté dans notre langue et notre histoire, pour ne pas dire dans notre conscience nationale. En voici une confirmation ab absurdo. Un interprète étranger connaissant mal la toponymie canadienne entendit dans ses écouteurs… the Plains of Abraham, ce qu’il traduisit aussitôt par « les avions d’Abraham », traduction qui laissa ses auditeurs interloqués. La maîtrise des langues ne suffit pas pour bien traduire. Il faut y associer la connaissance du monde.
« On ne traduit pas seulement un lexique, rappelle l’écrivaine et traductrice Marie José Thériault, mais aussi une façon de vivre et une façon de penser6. » Les ouvrages américains ou canadiens-anglais traduits en France par d’excellents traducteurs gomment parfois certaines réalités propres à l’Amérique du Nord. Ainsi, dans la traduction française d’une nouvelle de F. Scott Fitzgerald, les « 5 & 10 », ces magasins à rabais aussi appelés dime stores, sont devenus sous la plume du traducteur français des « Prisunic », chaîne inexistante en Amérique. Un traducteur d’ici aurait probablement rendu « 5 & 10 » par « 5-10-15 », puisque c’est sous ce nom qu’étaient connus ces magasins à la même époque.
Elle est plutôt étrange, dans un roman de Margaret Atwood, cette « mouche éventrée » en lieu et place d’une braguette ouverte (an open fly)7. La chose existant des deux côtés de l’Atlantique, cette boulette ne peut être que la conséquence d’un moment d’inattention ou de fatigue de la part du traducteur. Elle n’est pas sans rappeler la fameuse traduction-machine de Time flies like an arrow : « Les mouches du temps aiment une flèche ».
Dans le roman de Marilyn French, Toilettes pour femmes8, le passage « down at the Sunoco station there was a full-sized cardboard poster of a lady in a bathing suit » est rendu en français par : « à la gare de Sonnoco [sic], une photo grandeur nature d’une dame en maillot de bain ». Ici, le traducteur fait d’une pétrolière un toponyme et transforme une station-service en gare ferroviaire. Cet exemple, comme le suivant, confirme que tout texte recèle une part d’implicite sous la surface des mots. Ces compléments cognitifs sont essentiels à la construction du sens. La connaissance du monde…
Faire du mot « hémicycle » un synonyme de House of Commons, comme cela s’est vu dans la traduction d’un document officiel, c’est ignorer que l’enceinte où siègent les élus canadiens est rectangulaire, contrairement à celle de l’Assemblée nationale en France qui, elle, a la forme d’un demi-cercle. Il ne faut pas confondre les figures géométriques.
Dans le genre « traduction insensible aux réalités culturelles », la palme revient à la traduction du roman de Mordecai Richler Le monde de Barney9. On y déambule St. Catherine Street ou Urban Street [rue Saint-Urbain]; la rue Bishop se mue étrangement en « rue de l’Évêque »; les gosses de Montréal fréquentent le lycée, jouent dans des courettes [cours] et enjambent des congères; le Canadien est éliminé en six jeux [matchs] ou gagne la Stanley Cup*** grâce à Maurice Richard, dit la Fusée [Le Rocket], et l’arbitre inflige un carton rouge à Dickie Moore; le narrateur veut « attraper le créneau horaire des news sur le réseau national de CBC-TV ». Difficile de méconnaître à ce point les particularités montréalaises, québécoises ou canadiennes. Le traducteur connaissait mal le « monde de Barney ». Cette traduction, quoique lisible, dépouille l’œuvre de Richler de son « américanité » et en fait un roman étranger. D’aucuns y verront un acte de sabotage culturel****.
D’autres erreurs de traduction, plus anodines, font sourire. Ainsi, l’abbé Prévost, traduisant la relation d’un des voyages de William Towston, rencontra une phrase où il était dit que le navigateur anglais, n’ayant plus de voiles entières, employa « a bonnet », soit une voile légère attachée à une voile principale inférieure. Peu versé dans les termes de marine, l’auteur de Manon Lescaut écrivit sans sourciller : « Towston suspendit à son mât son vieux bonnet avec lequel il se conduisit à l’île de Wight10. »
Pour rester dans le domaine de l’habillement, Pierre-Antoine de La Place, premier traducteur de Shakespeare en français après Voltaire, traduisit le titre de la comédie de Colley Cibber Love’s Last Shift (« Le dernier expédient de l’amour ») par « La dernière chemise de l’amour ». L’histoire ne dit pas s’il y a laissé la sienne.
À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les Allemands encerclèrent la ville de Bastogne et exigèrent la reddition sans conditions des Américains. Le Général McAuliffe leur fit cette réponse laconique, restée célèbre : « Nuts! » La traduction littérale de l’interprète allemand (« Noix! ») plongea les généraux de la Wehrmacht dans un abîme d’incompréhension.
Sur une note plus grave, nous avons toutes les raisons de croire que le triste destin d’Hiroshima aurait été la conséquence d’une erreur de traduction. Dans son ouvrage The Fall of Japan11, William Craig écrit qu’à l’issue de la Conférence de Potsdam, en juillet 1945, les Alliés adressèrent un ultimatum au premier ministre japonais. Ils exigeaient la capitulation inconditionnelle du Japon. À Tokyo, les journalistes pressèrent le premier ministre Kantaro Suzuki de leur communiquer la réaction des autorités. Celui-ci leur répondit que son gouvernement « s’abstenait de tout commentaire pour le moment ». Dans sa déclaration, il utilisa le mot mokusatsu, très polysémique. Les agences de presse japonaises et les traducteurs lui donnèrent le sens de « traiter avec un mépris silencieux », « ne pas tenir compte » (to ignore), ce qui faisait dire en substance au premier ministre : « Nous rejetons catégoriquement votre ultimatum. » Irrités par le ton arrogant de cette réponse, les Américains y virent une fin de non-recevoir. Dix jours plus tard, ils larguaient leur bombe meurtrière sur la ville japonaise. Cette erreur de traduction coûta la vie ce jour-là à 70 000 personnes.
On ne compte plus les incidents diplomatiques ou politiques provoqués par la traduction anglaise du verbe « demander », dont la ressemblance formelle avec to demand suggère insidieusement une équivalence de sens. Le gouvernement de Jean Lesage, entre autres, en a été victime en 1963 lors d’une conférence fédérale-provinciale. La presse anglophone s’était alors offusquée de l’attitude du Québec. Source de malentendu, cette erreur de traduction s’accompagne inévitablement d’un durcissement de ton du Canada anglais à l’égard du Québec.
Elle a un précédent historique international. Vers 1830, Paris et Washington avaient engagé des pourparlers au sujet d’une indemnité. Le ton était vif et le président Jackson avait proposé au Congrès des mesures d’un caractère exceptionnel. Le message que la France fit parvenir à la Maison-Blanche commençait ainsi : « Le gouvernement français demande… », ce qu’un secrétaire traduisit par « The French Government demands… » La réaction du président américain fut immédiate et énergique : « Si le gouvernement français ose “exiger” quoi que ce soit des États-Unis, il n’obtiendra rien. » Heureusement, le calme revint une fois la traduction corrigée12.
On sait qu’il n’y avait pas de pommiers dans les pays bibliques. Pourquoi alors en français le fruit défendu est-il une pomme? Il s’agit d’une mauvaise traduction du mot latin pomum, qui signifie un fruit quelconque, et non le fruit du pommier (malum). Ainsi, l’arbre de la connaissance ne serait pas un pommier, mais probablement un figuier. Ce serait donc une figue que, selon la légende de la Genèse, Ève aurait donnée à manger à Adam et qui lui serait restée en travers de la gorge.
La Bible, abondamment traduite, foisonne d’erreurs semblables. Tout le monde connaît le passage de l’Évangile où il est dit qu’« il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux » (Mt, 19, 24). L’image d’un chameau passant par le chas d’une aiguille est assez insolite. En fait, ce n’est pas ce que dit le texte grec. Le traducteur de cet Évangile en latin a confondu les mots kamelos (chameau) et kamilos (câble). Mais l’enseignement étant clair, les exégètes n’ont pas jugé nécessaire de rectifier la faute.
Un traducteur anglais traduisit « Dieu défend l’adultère » par « God defends adultery » sans se douter que les deux verbes sont des faux amis et que sa version ouvrait la voie à une libéralisation des mœurs, l’infidélité de la traduction conduisant à l’infidélité conjugale.
Invité à un important congrès au Danemark, un linguiste de renom, dont les ouvrages avaient été traduits en danois, fut fort surpris qu’un collègue présente une théorie dont il n’avait jamais entendu parler, bien qu’on lui en attribuât la paternité. Cette théorie reposait en réalité sur une erreur de traduction. L’éminent linguiste trouva cette explication théorique si séduisante et si opérante qu’il l’adopta sur-le-champ13. Comme quoi un contresens peut être source de progrès.
Lors d’une tournée en Chine, le maire de Montréal Jean Drapeau a invité ses auditeurs, par l’entremise de son interprète chinois, « à battre son frère quand il est ivre ». Étonnés d’entendre le magistrat préconiser une telle violence, les journalistes ont réclamé le texte de son allocution. Quelle ne fut pas leur surprise de découvrir que le maire avait dit qu’« il faut battre le fer quand il est chaud14 ».
Un délégué espagnol dit en ouvrant son micro : « Estoy constipado, perdónadme », soit « Je suis enrhumé, veuillez m’excuser ». Distraite, l’interprète traduit : « Excusez-moi, je suis constipé. » Explosion de rires au sein de la délégation française qui se tord. La salle se trémousse, dévorée par la curiosité. Tout le monde syntonise le canal français et se retourne vers les cabines. L’interprète, confuse, tente de s’expliquer; rien n’y fait. Au milieu de l’hilarité générale, la malheureuse est invitée à quitter les lieux15. Ce jour-là, elle en a pris pour son rhume…
En conclusion, force est de reconnaître que, si l’erreur de traduction a parfois des conséquences dramatiques, l’hécatombe d’Hiroshima par exemple, elle peut aussi avoir du bon : créer de nouveaux toponymes, renouveler une image biblique, faire progresser la linguistique, dérider un auditoire, sans oublier la navigation au « bonnet ».
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