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Les éditions Flammarion publiaient en l’an 2000, parallèlement à l’exposition « Tu parles!? Le français dans tous ses états, présentée à Bruxelles, Lyon, Dakar et Québec, un recueil de textes d’éminents linguistes de la francophonie – André Goosse, Marina Yagello, Henriette Walter et de nombreux autres1. En parcourant l’ouvrage, j’ai été stupéfié de voir qu’en dépit de ses prestigieux collaborateurs, il était parsemé de coquilles. Marc Wilmet y parlait de ressources capables de pallier à faible cout…, Julia Kristeva évoquait des fraicheurs de géraniums, et ici et là les contributions étaient ternies par des reconnait, des parait-il, et d’autres erreurs criantes comme les maitres du monde… entraine le raffinement du gout… les ambigüités… de surcroit… les Canadiens français se sont laissé envahir par un sentiment d’insécurité…, etc.
C’est parce que les coquilles touchaient surtout les accents que j’ai fini par aller voir s’il n’y avait pas quelque part une note à propos de l’orthographe. Et comme de fait : Le présent ouvrage applique les rectifications de l’orthographe, étudiées par le Conseil supérieur de la langue française (1990) et approuvées par l’Académie française… Ainsi il s’agissait des fameuses « rectifications » qui, après avoir été approuvées il y a onze ans, ne furent jamais adoptées officiellement. De toute évidence, elles n’avaient pas été mises au rancart comme l’avaient soutenu certains : la braise n’était pas éteinte.
Leur publication avait provoqué à l’époque toute une polémique. Rappelons la chronologie de cette saga. Cela commence en France en 1989, anniversaire de la proclamation des droits de l’homme :
7 février 1989 : Dix linguistes publient à la une du journal Le Monde un appel en faveur d’une « modernisation de l’écriture du français »2. Les arguments sont solides : expansion phénoménale de l’écrit imprimé et électronique, fossé grandissant entre l’écrit et le parlé, norme impraticable. Ils font valoir que plus du quart des fautes relevées dans les copies des élèves touchent les accents circonflexes. La même année, Nina Catach, la grande spécialiste de l’orthographe, expose les « délires de l’orthographe »3. Dans un autre ouvrage, des instituteurs décrivent l’orthographe française comme un monument d’absurdités4. Tous font valoir que de nombreux pays ont réaménagé leur orthographe au cours du siècle : Allemagne, Russie, Pays-Bas, Portugal, Italie, Brésil, Grèce, et d’autres.
Octobre : Le premier ministre de la France installe le Conseil supérieur de la langue française, assemblée de linguistes, historiens, écrivains, cinéastes, journalistes, recteurs d’universités, éditeurs, qu’il charge de veiller sur la langue, et en particulier de préparer des rectifications sur cinq points : trait d’union, pluriel des noms composés, accent circonflexe, participe passé des verbes pronominaux, et diverses anomalies. Un comité d’experts s’attelle à la tâche.
3 mai 1990 : Les travaux du comité sont approuvés à l’unanimité par l’Académie française, puis par le Conseil international de la langue française, le Conseil de la langue française du Québec et celui de la Communauté française de Belgique, présidé par feu Joseph Hanse.
Juin : Le Conseil supérieur remet son rapport au premier ministre, qui l’approuve à son tour.
De juin à décembre : C’est le tollé. Les recommandations font si peur que de toutes parts des opposants les accueillent avec une violence verbale sans précédent : profanation de la langue! mort de la culture française! On a dit que certains semblaient prêts à mourir pour un accent circonflexe. La confusion était si grande que plusieurs criaient au scandale à cause de l’abandon des lettres grecques, à la manière italienne (fisonomia, farmacia) et espagnole (crisantemo), alors qu’il n’en était même pas question dans le rapport.
Décembre : Les rectifications sont publiées au Journal officiel de la République française.
17 janvier 1991 : L’Académie, pour calmer les esprits, déclare, mais pas à l’unanimité cette fois parce que certains académiciens prétendent maintenant qu’ils étaient absents à la séance de mai, que la réforme n’est pas obligatoire : les anciennes graphies restent admises, mais on ne doit pas pénaliser les nouvelles. S’instaure donc le digraphisme : on pourra écrire au choix oignon ou ognon. Mais au milieu du tintamarre déclenché dans la presse, le message n’est pas passé à ce moment-là (et encore aujourd’hui cela n’est pas clair pour tout le monde). Notons qu’il n’y avait rien là de bien révolutionnaire puisque les doubles graphies existent déjà, sans que personne y trouve à redire, pour environ 3 000 mots, comme clé et clef, soûl et saoul, phantasme etfantasme5.
Malgré l’ardeur des opposants à anéantir le projet, l’Académie française n’a pas fait un demi-tour complet parce que les partisans étaient fort nombreux aussi. Les enseignants en particulier réclamaient une réforme depuis longtemps. On jugeait que le temps était venu de régler des problèmes d’hésitation dans l’usage dus aux anomalies de notre orthographe : règlement mais réglementation; imbécile avec un l mais imbécillité; bonhomme mais bonhomie; charrette mais chariot; patronner mais patronage; porte-monnaie mais portefeuille; soixante et un mais soixante-deux; faon prononcé fan; des accents aigus qui se prononcent graves, des graves qui ne se prononcent pas, des traits d’union qui n’obéissent à aucune règle, des exceptions en tout genre et en grand nombre que peu parviennent jamais à maîtriser. Les plaintes remontent loin. Littré lui-même souhaitait en finir avec l’incohérence des accents dans règlement et réglementation. Nina Catach a bien résumé cette impatience :
Cette surcharge vieillotte de lettres comme le c de distinct, aspect, respect, succinct, instinct, etc., le p de dompteur, le m d’automne et de damner, l’opposition très lourde à gérer des finales en -ant et -ent, entre -cable et -quable, qu et cqu, -tiel et -ciel, l’usage des consonnes doubles (typique de l’orthographe manuscrite), des y, etc., tout cela parait bien poussiéreux, et mériterait de nouveau un Ronsard ou un Voltaire pour s’y opposer6.
Beaucoup se sont opposés en réalité à toute espèce de réforme. L’orthographe en a subi pourtant plusieurs : huit de 1694 à 1932. En fait, depuis 500 ans, la moitié des mots français ont changé d’orthographe.
Voyons en quoi consistaient les recommandations de 1990. Elles sont clairement résumées dans une petite brochure que diffuse l’APARO, l’Association pour l’application des recommandations orthographiques, qui se charge en Belgique de promouvoir les rectifications dans l’administration gouvernementale, l’enseignement, la presse, l’édition, et que dirige aujourd’hui Michèle Lenoble-Pinson7. L’Association a son pendant en France, l’AIERO (Association pour l’information et la recherche sur les orthographes et les systèmes d’écriture), et en Suisse, l’ANO (Association pour la nouvelle orthographe). On verra qu’en général les rectifications tranchent dans le sens de la simplification. D’une part, huit règles générales :
À ces règles s’ajoutent, d’autre part, des listes restreintes de noms composés désormais soudés, comme passepartout, millefeuille, millepatte, potpourri, quotepart, chauvesouris, sagefemme, hautparleur, terreplein, tirebouchon, bassecour, pêlemêle, apriori, exlibris, exvoto, statuquo, chichekebab, lockout, weekend, pingpong, baseball, cowboy (le Petit Larousse et le Petit Robert mettent encore base-ball et cow-boy), etc. On rétablit des accents conformes à la prononciation : asséner, réfréner, mémorandum, véto, diésel, vadémécum, artéfact, facsimilé, désidérata, linoléum, sénior, allégro, péso, sombréro, etc. On corrige des anomalies : combattif (comme combattant), dissout-dissoute (et non dissous-dissoute), exéma (comme exagérer), persiffler, relai, quincailler (plutôt que quincaillier), marguiller, assoir (comme voir). Le tréma se place sur la voyelle qui doit être prononcée : aigüe, exigüité, gageüre.
Au total, on ne ratisse pas large : 1 400 mots, dont seulement 800 mots fréquents, soit un mot sur deux pages de texte, si bien que face à ceux qui appréhendaient l’apocalypse, d’autres ont parlé de « réformette ». On lit parfois des textes écrits en nouvelle orthographe sans s’en rendre compte. Certaines des règles sont d’ailleurs déjà passablement entrées dans l’usage au cours des années 90, le pluriel des noms étrangers par exemple.
Les critiques n’ont pas toujours été cohérentes. Nénufar a fait couler beaucoup d’encre : moins poétique, disait-on, que nénuphar, graphie qui repose pourtant sur une erreur d’étymologie puisque le mot vient du persan et non du grec8. Le mot avait déjà perdu son ph dans les années 1600 pour le retrouver trois cents ans plus tard par suite d’une confusion. Proust l’écrivait avec un f.
Une bonne partie de l’opposition reposait sur l’illusion d’une permanence de l’orthographe, comme si nous écrivions le même français depuis des siècles, alors que non seulement les classiques sont réécrits, mais des ouvrages aussi récents que Madame Bovary voient leur orthographe modernisée : « La littérature que nous aimons, a-t-on écrit, est, formellement, une belle forgerie de la fin du XIXe siècle, lorsque la maison Hachette décida de diffuser les grands textes en retravaillant l’ensemble de l’orthographe, des accents, de la ponctuation »9. Même l’orthographe d’auteurs proches de nous comme Camus est « modernisée » par les éditeurs10.
Sans doute l’une des faiblesses de l’entreprise a-t-elle été de multiplier les exceptions au fil des allers-retours que faisait le rapport entre le comité d’experts et l’Académie. On était prêt à écrire atèle, mais non apèle ou jète, car on considérait appelle et jette comme trop bien stabilisés dans l’usage. L’accent circonflexe était conservé sur dû, mûr, sûr, mais seulement au masculin singulier, ainsi que dans d’autres cas d’homographie comme jeûne et croît, alors que les signataires du 7 février étaient prêts à se défaire non seulement de ces accents, car après tout nous n’écrivons pas d’une façon spéciale je suis selon qu’il s’agit du verbe être ou de suivre, le contexte suffisant à nous éclairer, mais aussi du â, du ê et du ô. Certains noms composés restaient invariables, comme réveille-matin parce que matin y est adverbe. Au bout du compte, on se retrouvait avec une nouvelle norme et de nouvelles exceptions. Peut-être aussi a-t-on été trop prudent pour les participes passés. Les règles sont si compliquées. Combien se rappellent d’instinct s’il faut écrire ils se sont approprié ou ils se sont appropriés11?
Les rectifications ont-elles été pour autant un échec? Il serait plus juste de parler, comme l’a fait Marie-Éva de Villers, d’un « insuccès relatif »12. Bien sûr, la presse les a ignorées. Et aucun dictionnaire n’ose à ma connaissance écrire voute. Mais la nouvelle orthographe a été adoptée par des personnes et des groupes13.
Jusqu’à sa mort, en 1997, Nina Catach n’a écrit qu’en nouvelle orthographe (voir la citation d’elle que j’ai détachée plus haut). Les rectifications figurent en annexe du Hanse, du Bon usage, du Précis de grammaire française de Grevisse. Un bon nombre de nouvelles graphies, tels évènement ou cèleri, sont admises dans les dictionnaires courants. Partout où le Petit Robert dit : « on écrirait mieux… » (allez voir par exemple à interpeller), il se trouve à faire entrer discrètement dans l’usage certaines rectifications de 1990. Les rectifications sont enseignées en Belgique, où des publications, comme la Revue générale, vieille de 135 ans, ont adopté la nouvelle orthographe dès 1991.
Plus du tiers des recommandations sont enregistrées dans la 9e édition du Dictionnaire de l’Académie14, avec priorité accordée aux nouvelles graphies sur les anciennes, comme dans le cas de dérèglementation ou de cèdera (mais a priori est encore en deux mots, coupe-papier invariable). Comme celle-ci est en principe l’entité qui fixe la norme, ces nouvelles graphies finiront bien par s’imposer. L’initiative la plus originale a été celle du quotidien suisse Le Matin, de Lausanne, qui le mardi 18 mars 1997 a publié une édition entièrement en orthographe nouvelle, ce qui a touché 10 mots par page du journal.
Bien sûr, une certaine anarchie règne maintenant dans les dictionnaires. Le cas des noms composés est frappant. Prenons le singulier d’essuie-main(s). Le Dictionnaire de l’Académie française admet seulement un essuie-main. Le Hanse de même. Mais le Petit Larousse et le Multidictionnaire donnent seulement un essuie-mains. Quant au Petit Robert, il enregistre les deux. Prenons maintenant le pluriel de coupe-vent : invariable dans le Petit Larousse, mais cette fois le Multi comme le Petit Robert acceptent des coupe-vent et des coupe-vents. Dans le cas de coupe-papier, c’est le Petit Larousse qui admet autant des coupe-papier que des coupe-papiers, tandis que le Petit Robert le déclare invariable. De façon générale, le Petit Robert est quand même plus ouvert aux rectifications que le Petit Larousse.
On voit bien que les préférences des lexicographes entrent en ligne de compte, et que la simplification souhaitée par le Conseil supérieur de la langue française et l’Académie était fondée (c’est le moins qu’on puisse dire). Jean-Paul Colin dans son Dictionnaire des difficultés du français a beau écrire à propos du pluriel des noms composés que « le bon sens et l’usage jouent ici un grand rôle », en réalité on se retrouve le plus souvent, selon le mot de Nina Catach, avec des distinctions byzantines. On en trouvera une illustration éclatante à l’entrée garde- du Trésor de la langue française, où l’on étale les incohérences et les listes capricieuses des dictionnaires au sujet de l’accord de mots comme garde-malade et garde-fou.
L’Académie avait demandé dans sa déclaration du 17 janvier 1991 que les rectifications soient soumises à « l’épreuve du temps ». André Goosse a souligné que l’orthographe n’est pas une affaire d’usage, qu’elle n’évolue pas : c’est la langue, la syntaxe, la prononciation que l’usage change, tandis que l’orthographe, qui n’est que l’habit de la langue, procède par décrets, à la suite de « l’intervention explicite de décideurs »15. Tant qu’évènement n’est pas enregistré dans le dictionnaire avec son accent grave, c’est une faute. On voit bien cependant que des changements s’introduisent à la pièce. Mais c’est bien ce que fait toujours l’usage, mot par mot, lentement; il n’est pas impossible que les rectifications de 1990 s’implantent ainsi, petit à petit, et peut-être incomplètement.
La présidente de l’Association québécoise des professeurs de français, Huguette Lachapelle, tout en reconnaissant que « la réforme avance très lentement », croit que « l’usage finira par forcer les changements »16. Il va sans dire que ceux-ci sont plus populaires auprès des jeunes et des étudiants qu’auprès de la génération vieillissante, qui n’a pas tellement envie d’abandonner l’orthographe qu’elle a toujours employée; mais c’est justement pourquoi l’Académie proposait le digraphisme. En France, des enseignants ont indiqué que leurs élèves appréciaient les changements proposés pour les numéraux, la disparition de l’accent circonflexe sur i et u, le pluriel des noms composés formés d’un complément direct17. Mais ces batailles peuvent durer longtemps. Voltaire voulait qu’on écrive raide comme on le prononce, et non roide, graphie que la comtesse de Ségur conservait encore cent ans plus tard. Il y a eu une rude bataille autour de ce mot au XIXe siècle. Voltaire a gagné, outre-tombe.
Le recueil « Tu parles!? est censé appliquer toutes les recommandations de 1990. Mais j’y relève deux cent quarante mains, les quatre mille termes, îlots francophones, l’île Maurice. Même les rectifications admises par l’usage et par certains dictionnaires sont trop diffuses actuellement pour être faciles à appliquer. Dans l’état actuel des choses, le mieux à faire, à mon avis, serait d’admettre officiellement les nouvelles graphies enregistrées dans le Dictionnaire de l’Académie française, soit le tiers des recommandations de 1990, sans condamner les anciennes, et de suivre de près les tolérances des dictionnaires. Cela contribuerait à éclaircir la situation. Ne resterait ensuite qu’un travail d’intendance, par exemple adapter les correcteurs orthographiques pour qu’ils offrent l’option de choisir par défaut les nouvelles graphies admises.
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