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Une version plus longue du présent article a paru dans Voix plurielles (vol. 7, nº 2, novembre 2010), la revue de l’Association des professeur-e-s de français des universités et collèges canadiens, à l’adresse Voix Plurielles/.
Injurier ou insulter, c’est attaquer non seulement par des impolitesses ou des grossièretés, mais aussi par des violences verbales visant à blesser l’autre, à le toucher dans son amour-propre et à attenter à sa dignité. Cela dit, quelle est la pertinence de consigner, dans les dictionnaires usuels, des injures racistes?
Bien qu’il existe des dictionnaires d’injures, aucun ouvrage n’a, à notre connaissance, été consacré aux injures et aux mots péjoratifs à connotation raciste. Nous n’avons trouvé qu’un nombre infime d’injures racistes, ce qui nous a obligé à analyser, une à une, plus de 1500 dénominations de peuples figurant à la fin du Petit Robert 1993, et ce, en les comparant au Nouveau Petit Robert électronique de la langue française 2007 et au Petit Larousse 1999. Nous avons relevé une quarantaine d’injures racistes, dont douze que nous présentons ici avec certains synonymes.
Le présent article relève des injures racistes exprimées par des appellations offensantes de peuples ou des expressions péjoratives. Elles sont tirées des dictionnaires Petit Robert (PR) et Petit Larousse (PL). L’article vise à remettre en question l’existence même de ces injures et à vérifier leur constance ou leur variation sur le plan descriptif.
Certains trouveront nécessaire d’inscrire les appellations racistes dans les dictionnaires, estimant qu’elles ne devraient froisser personne, puisqu’elles correspondent à une réalité.
D’autres, par contre, s’interrogent sur l’utilité d’une telle démarche. Est-elle de nature à favoriser les insultes raciales? Ces locutions racistes et injurieuses, à qui sont-elles indispensables? Aux phraseurs, aux professionnels, aux amateurs ou aux observateurs du langage, aux lexicographes? Selon les adversaires des injures racistes, s’il est vrai que les dictionnaires jouent un rôle important et apportent des éléments fondamentaux du savoir, il n’est pas nécessaire d’y intégrer les injures racistes.
Parmi les linguistes, Charlotte Schapira constate qu’il existe des stéréotypes qui constituent des moules stylistiques, des moules lexicaux qui, consciemment ou inconsciemment, voire insidieusement, forment notre mentalité et façonnent notre usage de la langue. C’est le cas de « l’alcoolisme supposé des Polonais […], le stéréotype de pensée s’accompagne d’un stéréotype de langue, puisqu’il a donné l’expression : "saoul comme un Polonais1" ».
Schapira note d’autres expressions, où « le stéréotype n’est pas supposé, mais impliqué : […] les Gascons ne tiennent pas leurs promesses (propos de Gascons); les Normands donnent des réponses ambiguës (réponse de Normand). Ces locutions, avec les idées reçues qui leur sont attachées, avec les proverbes et les dictons […] forment ensemble un fonds d’idées, voire de préjugés qui, consciemment ou inconsciemment, représentent la mentalité d’une communauté linguistique à un moment donné du développement de sa langue2 ».
Le mot péjoratif est employé pour indiquer que le terme comporte une acception qui déprécie la personne désignée. Le PR et le PL font une distinction importante entre les mots vieilli et vieux : est considéré comme vieilli un mot, un sens ou une expression encore compréhensible de nos jours, mais qui ne s’emploie plus naturellement dans la langue parlée courante. Quant à vieux, il s’applique à un mot, un sens ou un emploi incompréhensible ou devenu peu compréhensible de nos jours et jamais employé.
Dans le PR et le PL, nous avons relevé des expressions péjoratives liées à la race ou qui désignent, de façon injurieuse, un peuple en particulier. Nous avons parfois eu recours au Trésor de la langue française (TLF) comme complément d’information :
Le PR donne le sens vieux et très péjoratif de « malfaiteur, voyou de grande ville prêt à tous les mauvais coups » et renvoie le lecteur à malfrat, alors que le PL considère le sens vieilli et péjoratif pour faire référence à « malfaiteur, voyou ». Le PR donne comme entrée principale : « Indien d’une tribu du sud des États-Unis, réputée pour […] sa férocité. »
Ce peuple est généreusement servi par l’expression péjorative « parler le français comme un Basque espagnol », mieux connue selon l’expression incorrecte « comme une vache espagnole », où « vache » serait l’altération de Basque (vasco, vasca). Cette expression signifie parler le français très mal.
Selon le PR et le PL, chinetoque est un terme familier ou péjoratif, une injure raciste qui désigne un Chinois. Quant à chinois, le PR donne un sens familier vieilli : « Individu à l’allure bizarre dont on se méfie. Personne qui subtilise, ergote à l’excès. » Utilisé comme adjectif, chinois signifie, entre autres, « bizarre et compliqué (par allusion à l’écriture chinoise) ». Exemple : « C’est assez chinois. »
Il existe aussi la locution « c’est du chinois », que le PR et le PL traduisent par « c’est incompréhensible », et une dérivation, « chinoiserie », qui, dans la langue courante, fait référence à « une complication inutile et extravagante ». Le PR donne comme exemple : « les chinoiseries administratives ».
Le TLF ajoute : une personne « qui présente des ressemblances avec les Chinois, leur physique et surtout leur caractère réel ou présumé; qui est étranger, peu intéressant, original, compliqué, rusé ».
Le PR considère ce terme comme familier et péjoratif pour désigner « un Allemand ou une Allemande en tant qu’ennemi, pendant la Deuxième Guerre mondiale », alors que, selon le PL, ce terme est une injure péjorative qui désigne simplement un Allemand, abstraction faite de l’époque. Des synonymes sont donnés avec une variation de registres d’un dictionnaire à l’autre : boche, fridolin, fritz (altéré en frisé), teuton, tudesque.
Le PL considère ce terme comme vieux ou littéraire au sens de « fanfaron, hâbleur ». Le PR souligne l’aspect péjoratif et vieilli de ce dernier : « qui a des traits de caractère attribués aux Gascons » et renvoie à « fanfaron, hâbleur ». Le PR et le TLF s’entendent sur l’expression « offre, promesse de Gascon », qui signifie « une offre peu sérieuse, une promesse qui n’est pas toujours tenue ». Le PL ne dit rien en ce sens, contrairement au TLF qui ajoute des locutions non moins négatives : « en gascon » : avec habileté; « faire une lessive de gascon » : retourner son linge pour donner l’illusion de la propreté.
À part la définition « nom donné depuis l’Exil (vie siècle av. J.-C.) aux descendants d’Abraham », le PR donne deux sens : celui de « prêteur d’argent » dans le sens vieux dans la langue classique et le sens diffamatoire de « personne âpre au gain, avare ». Le PL ne donne aucune signification ou citation péjorative.
Dans le style familier et péjoratif, un youpin, selon le PR, est une injure raciste qui désigne un Juif. Dans une autre perspective moins injurieuse mais non élogieuse, la locution « c’est de l’hébreu » signifie « c’est incompréhensible » (PR, PL). Le TLF nous informe que juif, péjorativement, est synonyme de « avare, usurier » à cause des métiers d’argent interdits aux chrétiens et réservés aux Juifs au Moyen Âge.
« Indien de la côte de Malabar », ce à quoi le PR ajoute le sens de « lascar » et, au sens argotique, celui d’un « homme très fort, une armoire à glace ». Le PL considère ce terme comme familier et lui donne le sens de « homme grand et fort », et ce, sans aucune connotation péjorative. Cette différence nous laisse perplexe, car si le sens usuel est celui du PR avec la connotation péjorative, quelqu’un risque de l’utiliser selon le sens neutre du PL et de se retrouver dans une situation épineuse.
« De Mongolie. Tribus mongoles » dit le PR, qui donne aussi mongolien, lequel a malheureusement deux sens : un vieux sens qui signifie « de Mongolie », et un sens moderne qui signifie « relatif au mongolisme », c’est-à-dire l’affection due à une aberration chromosomique, la trisomie 21. En 2007, le PR ajoute à mongolien le sens qu’il considère familier et péjoratif de « stupide » (avec référence à « gogol » et « débile »). Le PL, quant à lui, s’en tient seulement à la trisomie. Il aurait été souhaitable d’avoir deux sens qui ne soient pas interchangeables. De fait, Alain Rey note que mongolien en tant que nom tend à être remplacé par trisomique, seul terme scientifique exact3.
Le PR ne consigne rien sous l’entrée normand mais donne la locution « réponse de Normand », qui signifie une réponse exprimée en termes ambigus. Le PL donne la même définition, sous l’entrée normand.
À part la définition historique (« cavalier polonais, mercenaire des armées françaises »), le PR précise que ce terme comporte un sens familier et péjoratif qui désigne un Polonais. Le PL ne donne que la définition historique, même édulcorée : « cavalier polonais au service de la France, aux xviie et xviiie siècles ». Dans le PR (1993, 2007), il est curieux de constater la citation anonyme : « Il était soûl comme un cochon, comme une grive, comme un âne, comme un Polonais, comme une bourrique. » Le PL omet cette comparaison dégradante.
Habitant de la Turquie ottomane ou moderne. Seul le PR souligne, entre autres, un vieux sens figuré et péjoratif de turc, lequel désigne un homme dur et cruel. Le PL omet le sens péjoratif.
Quant à l’expression « tête de Turc », le PL la considère comme familière pour désigner une personne sans cesse en butte aux critiques, aux railleries. Le PR, pour l’expression « être la tête de Turc de quelqu’un, servir de tête de Turc », donne la même définition, sans mention du registre de langue, mais précise, pour « tête de Turc », qu’il s’agit d’un « dynamomètre sur lequel on s’exerçait dans les foires en frappant sur une partie représentant une tête coiffée d’un turban ».
Selon le PR, ce terme à connotation souvent péjorative désigne un « habitant de la Nouvelle-Angleterre, puis, durant la guerre de Sécession, un Nordiste (pour les Sudistes) ». Le PL note que l’emploi de ce terme comme adjectif familier est souvent péjoratif pour signifier « une personne des États-Unis ».
Nombre d’injures racistes résultent d’attitudes idéologiques apparues dans un contexte historique déterminé, comme « Fridolin, Frisé, Fritz, Chleuh… » pour désigner les Allemands, « Viet » pour les Vietnamiens, etc. Bien que, par le passé, l’argot militaire ait alimenté la langue populaire, on peut se demander comment certaines expressions injurieuses ont pu faire carrière dans les dictionnaires contemporains. Cela n’empêche pas que la présence de certains mots déclenche la polémique, comme le montre un article du Monde4, qui rapporte la décision des éditions Le Robert de retirer de la vente leur édition reliée du Dictionnaire des synonymes et contraires, où l’article avare proposait des équivalences propres à entretenir le préjugé antisémite, ainsi que le droit de regard du président du consistoire central israélite de France, Jean Khan, sur la nouvelle version à paraître.
À force d’être répétées ou lues, les injures et les expressions racistes pénètrent dans le bagage culturel commun des locuteurs de langue française, si bien qu’elles restent gravées dans la mémoire collective et se transmettent de génération en génération. Il reste que ces expressions et locutions, selon les lexicographes, doivent être comprises par le locuteur natif ou par l’apprenant du français comme langue étrangère. Selon eux, ces termes étant entachés de nuances péjoratives racistes, le locuteur ou le lecteur ne pourront ni saisir leurs significations approximatives ou précises ni les intégrer avec tous les concepts, passés et présents, si les dictionnaires ne les explicitent pas, avec leurs registres respectifs.
Pour savoir qui décide du choix des citations ou des exemples qui illustrent un terme défini, Rey nous informe que les dictionnaires décrivant des langues « vivantes » sont presque toujours basés sur des phrases observées et produites, soit par le lexicographe utilisant sa compétence linguistique, soit par des informateurs5. Rey confie aussi que « le dictionnaire n’est pas une opération innocente; il s’y forme une image où se projettent des fantasmes, où des volontés se dévoilent6 ».
Cette analyse démontre, d’un dictionnaire à l’autre, une constance dans les définitions, mais des différences de registres. En effet, là où l’un dira que tel ou tel terme est familier et péjoratif, l’autre dira simplement péjoratif ou familier, voire rien du tout. De même, par rapport aux marques chronologiques, un dictionnaire notera l’usage « vieilli » d’un terme, l’autre le caractérisera comme « vieux » ou restera muet sur ce point. La comparaison de chacune des dénominations susmentionnées, entre le PR de 1993 et la version électronique de 2007, nous montre que rien n’a changé, sauf une ou deux citations. Nous remarquons également que certaines définitions ou expressions désobligeantes mentionnées dans un dictionnaire sont carrément absentes de l’autre.
Nous constatons que les expressions et injures racistes se présentent sous diverses formes :
Que les injures soient relatives à une nation, une région ou une ethnie, les dictionnaires se donnent comme devoir de consigner et de définir les expressions et locutions que les médias, la presse, les littéraires, l’homme de la rue… utilisent, et ce, sans intention de diffuser des préjugés antisémites, antiaméricains ou autres. Malgré cet argument, nous ne souscrivons pas aux injures racistes et croyons que, tout comme certaines citations fielleuses ont disparu d’une décennie à l’autre, ces injures racistes tomberont en désuétude si les lexicographes ne perpétuent pas leur consignation servile.
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