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« Non seulement lui avais-je pavé la voie… »
(Nathalie Petrowski, Le Devoir, 27.5.93)
Dans le coin de pays de mon enfance, où tous les chemins étaient en terre, paver était plutôt désœuvré. Il devait son seul emploi à l’Église. Régulièrement, le curé, ou le prédicateur venu prêcher la retraite annuelle, nous rappelait que l’enfer était pavé de bonnes intentions. En dehors de ces occasions, paver retombait dans les limbes.
Un jour pourtant, un paroissien plus fortuné que les autres – en mesure de s’offrir une « machine » et donc de voyager – nous apprit que les rues des villes, et les grandes routes y menant, étaient « pavées »… De quoi, nous n’en savions rien. À moins d’ajouter créance aux quelques impies qui prétendaient que ledit pavé était de « la sphatte ». Aussi, ce fut tout un étonnement d’apprendre de la bouche du maître d’école que ce terme barbare était le bon, et qu’il avait en plus une orthographe pour le moins étrange – asphalte. Pour comble de malheur, le mot devenait masculin! Et comme si les choses n’étaient pas assez embrouillées, un dictionnaire1 de l’époque proposait cette définition éclairante : « pavé – garni d’un pavage : rue pavée d’asphalte ». C’était à en perdre sa religion avec son latin.
Cette confusion n’est sûrement pas étrangère à la popularité grandissante chez nous de l’expression paver la voie – un calque pure laine, si j’ose dire. Et on peut même se demander si certains emplois de pavé ne lui ont pas… préparé le terrain en quelque sorte. Battre le pavé, brûler le pavé, jeter sur le pavé, qui voit encore des pavés dans ces images? De fait, le sens général de rue, de voie publique que le mot a pris n’est pas pour améliorer les choses.
Malgré la transparence du calque, les mises en garde sont étonnamment peu nombreuses : une fiche de Radio-Canada, le Colpron2 dès sa parution, un linguiste3, et un ancien conseiller linguistique de Radio-Canada4. Comme la faute n’a pas été recensée par des champions du français comme Gérard Dagenais (1967) ou Victor Barbeau (1970), nous avons dû commencer à la commettre vers la fin des années 60.
Vous vous doutez bien qu’aucun dictionnaire ne traduit to pave the way par paver la voie. En gros, ils nous proposent trois solutions : ouvrir ou frayer la voie et préparer le terrain. On trouve aussi chez Charles Petit5 préparer le chemin. En plus de ces équivalents, René Meertens6 donne défricher la voie, et poser des jalons, que je trouve particulièrement intéressant. C’est à peu près la même tournure qui figure dans la partie français-anglais du Harrap’s de 1972 : « poser/planter des jalons – to pave the way ». Le Robert Collins étoffe un peu – les premiers jalons –, mais la partie anglais-français ignore toujours ce bel équivalent.
Point n’est besoin de vous dire que paver la voie est également inconnue des dictionnaires français. Même chez nous les ouvrages non normatifs qui la recensent sont rares; je n’en ai trouvé que deux : Dugas/Soucy7 et Lionel Meney8. Meney reprend les équivalents français habituels, mais y ajoute « ouvrir la porte », et termine en précisant qu’il s’agit d’un calque.
L’expression est évidemment courante au Québec. Les journalistes y sont presque abonnés : Lise Bissonnette (Le Devoir, 14.5.91), Lysiane Gagnon (La Presse, 15.9.92), Daniel Latouche (Le Devoir, 11.9.93), Denise Bombardier (Le Devoir, 24.3.01), Marie-France Bazzo (Le Devoir, 13.10.01), etc. Sans oublier l’exemple en épigraphe, qui nous offre en prime l’inversion du sujet après non seulement9.
On la rencontre aussi chez des professeurs : de sociologie, Dorval Brunelle10, de sciences politiques, Louis Balthazar11 et Guy Laforest12, ou de littérature, Blandine Campion13. Un politicien fédéraliste (Stéphane Dion, La Presse, 8.2.95) et un ancien felquiste oublient un instant leurs différends politiques pour se réconcilier sur le terrain de la langue :
L’interdiction du commerce de l’alcool a pavé la voie à l’enrichissement d’un certain nombre de trafiquants devenus de respectables financiers14.
Fréquente chez nous, l’expression l’est nettement moins de l’autre côté de la mare aux harengs. Mais elle commence à se répandre dangereusement. Avant de me décider à rédiger cet article, je n’avais relevé que quelques exemples dans la presse française : quatre dans Le Monde, dont trois de Martine Jacot, correspondante du journal à Montréal :
Ils ne veulent à aucun prix paver la voie du pouvoir à M. Jean Chrétien (28.6.90).
Un autre dans le Monde diplomatique (Armand Mattelart, mars 2001) et un dernier dans Libération (décembre 1999). C’était peu… jusqu’à ce que j’aille faire un tour sur Internet. Alors là, le tableau de chasse est impressionnant – 2000 occurrences.
Il faut dire que les neuf dixièmes au moins proviennent de sites canadiens ou québécois. Tous les organismes imaginables l’emploient. De même que de nombreux ministères, ainsi que la plupart des universités : Laval, Ottawa, Sherbrooke, UQAM. On en trouve aussi un exemple tiré d’un rapport de la Chambre des communes.
Mais qu’en est-il de l’autre dixième?, me demandez-vous. Ce sont des sites européens, africains, haïtiens, etc. L’Ambassade de France au Maroc, par exemple. Jean Massad de la Franc-Maçonnerie libanaise. La Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale. Le Courrier international (5.3.02) et Le Courrier des Balkans (15.4.00). Deux numéros d’Haïti Progrès (12.12.01 et 19.12.01). Un texte de Florence Hartmann, auteur de Milosevic, la diagonale du fou (été 2000). Un article de Paul Balta dans Confluences Méditerranée (nº 22, été 1997) :
C’est au politique de paver la voie à l’économique.
Pour faire bonne mesure, encore quelques sources : la Déclaration de la Ligue pour la quatrième internationale (avril 1998), le Service de liaison non gouvernementale de l’ONU, la Banque mondiale, l’Institut d’Études de sécurité de l’Union de l’Europe occidentale (Martin Ortega, Cahier de Chaillot 45, mars 2001). Un dernier exemple, d’un article de La Revue internationale sur les élections législatives françaises :
Les Français pourraient […] paver la voie à un gouvernement de cohabitation formé par Lionel Jospin.
Il se dégage de ces exemples deux constatations : d’abord, que la tournure est répandue dans à peu près tous les milieux; ensuite, qu’elle serait assez récente. D’après mes fiches, les Européens ne la connaîtraient que depuis une petite dizaine d’années – ma source la plus ancienne est un article de Martine Jacot en date du 13 octobre 1989. Et pourtant, je soupçonne qu’elle doit remonter bien au-delà – sous une forme différente, en tout cas, comme en témoigne cette traduction de 1969 :
La dictature du prolétariat a pavé le chemin vers un capitalisme d’État15.
Sur un site africain, on rencontre une autre variante, paver la route, datée de décembre 1987 (il s’agit sans doute d’une traduction). J’ai trouvé la même tournure chez nous, dans un petit ouvrage paru il y a presque soixante ans :
Je me suis bien gardé de cette tâche prétentieuse qui consisterait à paver la route de l’avenir16.
Serait-ce l’ancêtre de paver la voie?
Mais mon mauvais ange me dit que vous n’aimez pas paver la voie. Que vous en avez marre de ces tournures anglaises qui semblent n’avoir rien de mieux à faire que de venir polluer notre paysage linguistique. Je comprends votre exaspération. Mais je vous signale que la locution n’est quand même pas incontournable. Après tout, avec ce que les dictionnaires proposent, vous avez quasiment l’embarras du choix. Alors, que certains mécréants l’emploient, est-ce un si grand péché? D’ailleurs, je ne serais pas étonné que d’ici quelques années les dictionnaires lui délivrent un billet de confession.
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