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« Jusqu’à tout récemment »?!
La règle et l’usage

Jacques Desrosiers
(L’Actualité langagière, volume 1, numéro 1, 2004, page 28)

Aux yeux de beaucoup de rédacteurs, le mot récemment renvoie si loin dans le passé que pour raccourcir l’écart ils le font presque toujours précéder de tout. Ce qui explique qu’on voit partout : jusqu’à tout récemment. M. Martin, écrivait Myra Cree cet été dans Le Devoir (10-11 juillet), qui n’avait d’oreille jusqu’à tout récemment que pour « la sonate au clair de l’urne », est assuré d’un destin national.

Les lecteurs ont ainsi l’impression qu’on est toujours en train d’entrer dans une nouvelle ère. Quant aux traducteurs, ils n’ont pas tellement le choix. Il faut bien qu’ils rendent le until very recently ou until quite recently dont les rédacteurs anglophones saupoudrent leurs textes, fascinés qu’ils sont eux aussi par le temps qui se mesure en picosecondes.

Tout cela met de l’action dans les textes. Sauf que lorsqu’un adverbe de degré comme tout – ou très, bien, assez, aussi, fort – s’installe entre jusque et un adverbe de lieu ou de temps, comme loin ou récemment, on construit jusque sans à. La règle est d’écrire : jusque tout récemment. L’autre forme n’est pas admise dans les ouvrages.

Mais elle est omniprésente dans la presse écrite. À tel point qu’on dirait un raz-de-marée en train d’emporter la règle. Ce qu’on trouve partout, ce sont des emplois comme :

Jusqu’à tout récemment, les synergiciels étaient réservés à une classe d’utilisateurs plutôt fortunés.
(Le Devoir, 13 avril 2004)

La Seine, matérialisation de cette fracture historique, n’avait jusqu’à tout récemment jamais fait l’objet d’aucun effort de mise en valeur.
(L’Express, 21 novembre 2002)

Le tour n’est pas nouveau. On peut se demander si Grandjouan, l’auteur des Linguicides, qu’on ne peut soupçonner de laxisme, avait enfreint la règle délibérément en écrivant : Le mot « action », jusqu’à tout récemment, avait gardé son sens abstrait1.

Il faut dire que jusque est d’un emploi un peu compliqué. Il se fait suivre soit d’une préposition, soit d’un adverbe. La préposition la plus fréquente est bien sûr à, comme dans jusqu’à dix heures, jusqu’à vendredi, jusqu’à Toronto, jusqu’à la fin, jusqu’à pleurer, jusqu’à plus soif. Mais il peut être suivi d’une autre préposition que à : jusque vers dix heures, jusque chez vous, jusque sur le trottoir, jusque dans le jardin, jusqu’entre les deux maisons, jusqu’en 2010, jusqu’après Noël. Dans ces cas-là, à cède sa place à l’autre préposition. Une rare exception, près : jusqu’à près de vingt heures. Mais il y a une préposition de trop dans une tournure comme jusqu’à chez vous. La majorité emploient le tour correct, comme cette lectrice de La Presse :

Les bénévoles me disent plutôt fraîchement que je n’ai qu’à garer mon véhicule et à marcher jusque chez moi.
(8 juin 2004)

L’autre tour, assez fréquent :

Avec la guerre de 1967, la domination israélienne s’étend jusqu’à chez lui.
(Le Monde, 23 juin 2003)

reste considéré comme fautif par toutes les grammaires que j’ai consultées.

Jusque peut aussi être suivi d’un adverbe. Celui-ci est normalement introduit par à. Traditionnellement, selon les ouvrages, quelques adverbes font exception, notamment où, ici, là, alors, là-bas : jusqu’où, jusqu’ici, jusque-là, jusqu’alors, jusque là-bas. Dans les autres cas, jusque demande à. Donc : jusqu’à présent, jusqu’à maintenant, jusqu’à demain, jusqu’à avant-hier.

Dans les ouvrages, la liste des adverbes refusant d’être précédés de à est donc courte, et récemment n’en fait pas partie. Il faut donc écrire jusqu’à récemment, comme jusqu’à maintenant, règle qui est généralement respectée :

Rappelons toutefois au maire de Paris que, jusqu’à récemment, c’est la gauche qui faisait les lois au Parlement.
(Libération, 5 juillet 2003)

Sylvie Lauzon a commencé par lire les nouvelles à la radio. Et elle le faisait encore jusqu’à récemment.
(La Presse, 16 août 2003)

On rencontre jusque récemment, quoique plus rarement que le tour correct. Mais ici il y a un mouton noir : le Grand Robert en personne, seul à donner jusque récemment comme la forme correcte. Dans Le bon usage, André Goosse met en doute la validité de l’exemple, faisant remarquer que le Grand Robert ne donne aucune citation à l’appui2.

On commence à se douter d’où vient jusqu’à tout récemment. Puisqu’on dit couramment et correctement jusqu’à récemment, pourquoi faire sauter le à lorsqu’on intercale un adverbe de degré comme tout?

Eh bien, il y a une raison, en fait une autre règle, et c’est là que les choses se compliquent. On a vu que jusque peut être suivi soit d’une préposition (à, dans, versetc.), soit d’un adverbe précédé sauf exception de à (où, demain, maintenantetc.). Une troisième règle interdit d’employer à lorsqu’on intercale un adverbe, comme tard ou loin, entre jusque et la préposition. Exemples : jusque tard dans la nuit, jusque loin sous la galerie, jusque bien après leur mariage. À est également interdit lorsqu’on intercale un adverbe de degré – comme très, fort, assez ou tout – entre jusque et un adverbe de temps ou de lieu : jusque tard demain, jusque très haut, jusqu’assez loin, jusque fort loin, ou… jusque tout récemment.

Le tour n’est pas ignoré. Claude Picher l’emploie dans La Presse :

Un porte-parole de Royal LePage explique cette lacune par le fait que, jusque tout récemment, le marché immobilier était beaucoup plus actif en banlieue.
(La Presse, 19 avril 1988)

et on le rencontre en France :

Jusque tout récemment, les estimations variaient de 60 000 à 140 000.
(Le Monde, 24 mai 2000)

Mais ce sont des grains de poussière dans l’usage par comparaison avec jusqu’à tout récemment.

Peut-être l’usage ignore-t-il la règle à cause de sa subtilité. Beaucoup de rédacteurs, de locuteurs, de journalistes respectent docilement la règle établie pour les autres tours construits de manière semblable, par exemple jusque très tard :

les programmeurs ont continué de représenter les années par deux chiffres jusque très tard dans les années 1990
(Le Soleil, 31 décembre 1998, traduit du New York Times)

J’avais rencontré Henri dans un petit bistrot parisien, où nous avions parlé jusque très tard dans la nuit.
(Le Monde diplomatique, avril 1998)

bien qu’on rencontre aussi souvent le tour non orthodoxe jusqu’à très tard :

les cambistes avaient vendu du dollar à tour de bras, jusqu’à très tard jeudi soir
(Le Monde, 16 avril 1998)

Mais de telles tournures sont simples. Il est facile de passer de jusqu’après leur mariage à jusque bien après leur mariage sans ajouter de à. De même, pour passer de jusque tard dans la nuit à jusque très tard dans la nuit, il suffit d’insérer très. Mais passer de jusqu’à demain à jusque tard demain, ou de jusqu’à récemment à jusque tout récemment exige deux opérations : ajouter l’adverbe, supprimer à.

En soi, l’absence de à ne gêne pas. Remarquez qu’un auteur aussi puriste que Girodet considère comme « rares et littéraires » des tours tels que jusqu’assez tard ou jusque fort loin, pourtant bien construits. Même le Dupré recommandait d’éviter jusqu’assez tard, jugé trop lourd. Il est vrai que les deux auteurs ne demandent pas d’insérer à, mais de tourner la phrase autrement. Hanse ou Grevisse n’expriment toutefois aucune réserve de ce genre.

Il est possible que la langue actuelle ait simplement fini par préférer le à. Au fil du temps, jusqu’à aujourd’hui l’a emporté dans l’usage sur jusqu’aujourd’hui, pourtant plus logique, puisque aujourd’hui renferme la préposition à, mais jugé trop littéraire. Il y a vingt-cinq ans, c’était le contraire selon Maurice Grevisse : l’usage donnait la préférence à jusqu’aujourd’hui3. Jusqu’à tout récemment finira peut-être par s’imposer aussi. Mais, différence notable, jusqu’à aujourd’hui est répandu chez les écrivains depuis longtemps, comme le montrent les ouvrages qui citent Proust, Saint-Exupéry ou Mauriac. Ce qui ne semble pas être le cas de jusqu’à tout récemment. De sorte que les ouvrages continueront peut-être de lui tenir tête.

On peut par ailleurs se demander s’il n’y a pas une manie derrière ces nombreuses occurrences de jusqu’à tout récemment dans les médias. L’expression est extrêmement populaire au Canada, au point qu’elle est devenue un cliché. Quand on la cherche sur google.fr en limitant la recherche à la France, on en trouve quelques centaines d’occurrences. Sur google.ca, en limitant la recherche au Canada, c’est une autre histoire : il y en a des milliers. Le contraste est saisissant. Qui sait si cela n’est pas attribuable au contexte de la traduction. Inversement, en France on trouve des centaines d’occurrences de jusqu’à récemment sur les sites français, mais au Canada seulement quelques dizaines – quelques dizaines!

Pourquoi toujours renchérir sur récemment avec tout? Le Robert-Collins rend indifféremment until recently et until quite recently par jusqu’à ces derniers temps ou il y a peu de temps, qui manquent peut-être de piquant, mais situent les choses adéquatement. Le Harrap’s Shorter traduit until quite recently par jusqu’à récemment. En fait, il n’est pas nécessaire de traduire l’expression littéralement. Dans son Guide anglais-français de la traduction4, René Meertens rend until recently exclusivement par jusqu’à une date/époque/période récente, il n’y a pas si longtemps et récemment encore.

Y a-t-il vraiment un écart de temps intéressant entre la fin d’une chose qui se faisait jusqu’à récemment et la fin d’une autre qui s’est étendue jusque tout récemment? Jusqu’à récemment ne nous ramène quand même pas au déluge. Dans l’exemple :

Maurice Patry était, jusqu’à récemment, directeur de l’enseignement et de la recherche à l’ENAP. Il vient de prendre sa retraite.
(Le Soleil, 11 septembre 1999)

la phrase aurait-elle gagné en précision si son auteur avait étiré la carrière de M. Patry jusque tout récemment? Non, et il a économisé les mots, évitant du même coup un cliché. Les anglophones sont peut-être plus sensibles à ce principe. Le guide de rédaction du Globe and Mail5 recommande à ses journalistes d’employer un mot comme very seulement quand cela est vraiment nécessaire. Wilson Follett dans Modern American Usage6 et Theodore Bernstein dans The Careful Writer7 faisaient remarquer que very était très souvent inutile. Il semble bien que nous ayons le même problème en français.

NOTES