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Genres et sexes en français

Céline Labrosse
(L’Actualité terminologique, volume 36, numéro 1, 2003, page 7)

Céline Labrosse est auteure de Pour une langue française non sexiste, Montréal, Les Intouchables, 2002.

Je voudrais rédiger une demande de renseignements, mais à qui devrais-je l’adresser? Madame, Monsieur, les deux ou personne en particulier? Le guide de rédaction professionnelle que j’ai sous la main1 m’éclaire instantanément : c’est Messieurs que l’on recommande sans ambages, lorsque le genre de la personne est à toutes fins pratiques inconnu.

Les réceptionnistes qui ouvriront le courrier s’étonneront-ils? Non. S’étonneront-elles? Sûrement. Après avoir lu que le masculin domine, englobe, absorbe, efface, embrasse et inclut le féminin, voilà que Monsieur vaut pour Madame. Comme si tous les mots masculins pouvaient se substituer à leurs équivalents féminins.

En réalité, il sied à quelques termes masculins de désigner des femmes, mais pas à tous. Ainsi, ma mère n’est jamais dénommée mon père, mais elle est un as au bridge; ma sœur ne sera jamais mon frère mais elle est un excellent tambour; une artiste peut s’avérer quelquefois une grande créatrice, ou encore tout un phénomène.

En revanche, des termes féminins aussi peuvent inclure des hommes : un acteur peut être une vedette, un agent de liaison pourrait s’estimer une bonne antenne, et un fort grand monsieur ne pourra esquiver l’épithète de girafe. Pur méli-mélo, les questions de genre en français? Une ou un, pour elle ou pour lui? Pour plus de clarté et de logique, allons-y par catégories : les inanimés, les animaux, les personnes.

Les inanimés

Divers facteurs ont concouru à la désignation d’un genre pour les mots abstraits et les objets, dont principalement le genre du mot d’origine (porta, en latin, a conservé le genre féminin en français : la porte). Dans d’autres cas toutefois, c’est le genre d’un domaine qui a prévalu. Ainsi, le mot féminin été aurait été masculinisé par association avec les autres saisons qui étaient de ce genre. De même les lettres de l’alphabet sont-elles toutes devenues masculines en 1740 avec l’adoption de la nouvelle épellation; antérieurement, on disait une F, un B, une N, un G, une R. Ce changement n’a toutefois pas pris effet en une nuit. Jusqu’en 1950, l’auteur de l’Histoire de la langue française2 considère toujours les lettres r et s féminines.

L’influence des grammairiens constitue un autre élément d’importance dans l’attribution des genres. Au sujet du mot orgue, qui avait d’abord été féminin, des grammairiens du XIXe siècle3 se demandaient : « Faut-il s’étonner maintenant si orgue est quelquefois masculin? n’est-ce pas l’idée de puissance, de génie qui prive souvent ce nom de la féminité que sa terminaison lui destine? » Les mêmes grammairiens s’étaient prononcés sur le genre du mot aigle, nom féminin en 1660, mais depuis lors devenu masculin au sens propre et dans certaines comparaisons. Ils souhaitaient en raviver le genre féminin, sauf « si Aigle rappelle une idée grande et sublime; si la pensée qu’il exprime ou qu’il accompagne, est énergique et pleine de force, alors la féminité disparaît, le masculin arrive, comme pour compléter l’expression4 ».

En définitive, le double emploi de la terminologie féminine, féminin et masculine, masculin, à la fois pour représenter, d’une part, le genre grammatical et, d’autre part, des femmes et des hommes, sème inévitablement la confusion entre genres et sexes en français en entretenant de fausses analogies entre ces deux concepts. D’ailleurs, combien de non-francophones ne chercheront pas, tôt ou tard, les rapports entre cravate et le genre féminin, ou rouge à lèvres et le genre masculin, comme si le genre de ces mots devait induire une caractéristique sexuelle quelconque?

Les animaux

En dépit d’une croyance répandue, seuls quelques animaux connaissent un dédoublement en genre de leur nom. En effet, un linguiste5, qui a recensé 7889 noms d’animaux, a constaté que 6143 d’entre eux sont uniquement masculins (élan, tamanoir), 1700 sont uniquement féminins (hyène, girafe) et qu’une infime partie, soit 46, se dédoublent en genre (lion, lionne; chatte, chat). À ce nombre, le chercheur ajoute d’autres dédoublements fréquents qu’il a notés, bien qu’ils ne soient pas enregistrés dans les dictionnaires : un chimpanzé, une chimpanzée; une teckel, un teckeletc.

Pourquoi certains noms d’animaux se dédoublent-ils et d’autres pas? Quelques hypothèses ont été avancées, comme celle voulant que les humains auraient distingué linguistiquement les mâles des femelles pour les animaux qui les entouraient dans le quotidien : le coq qui les réveillait, la poule qui donnait des œufs, la vache et la chèvre, pour leur lait, le bœuf, pour son aide aux travaux, etc. Des considérations de chasse et d’élevage seraient aussi intervenues, puisqu’on ne doit pas, par exemple, tuer une femelle quand elle a des petits.

Par ailleurs, on observe que lorsque les noms d’animaux servent à désigner des êtres humains, les dédoublements excèdent largement les statistiques précitées : à preuve les chatonne et chaton, ourson et oursonne, poussin et poussine, lapinette et lapineau, moutonne et mouton, un ou une âne, un ou une porc-épic, et ajoutons-y nos propres créations! Ces derniers exemples annoncent le dédoublement en genre très régulier qui caractérise les appellations d’êtres humains.

Les personnes

Une linguiste6 a analysé près de 5000 noms communs de personnes et constaté que plus de 93,6 % d’entre eux se dédoublaient ou pouvaient se dédoubler en genre (une professeure, un professeur; un mécanicien, une mécanicienne; une officière, un officieretc.). En réalité, ce pourcentage déjà élevé devrait même être majoré, compte tenu de la classification d’un certain nombre de mots dits invariables qui, aujourd’hui pourtant, se dédoublent aisément dans l’usage courant : une ou un stratège; un ou une constable; une ou un pickpocket; un ou une témoin; une consule, un consul; un mentor, une mentoreetc. Ainsi en est-il également des emprunts à l’anglais qui se terminent en -er et qui tendent à se dédoubler systématiquement : un ou une globe-trotter, leader, reporter, sprinteretc.

Parmi les exceptions, la chercheure recense des emprunts au grec et au latin (sirène, pater familias) ou à d’autres langues (geisha, fakir), des noms propres d’origine (bécassine, cendrillon, don juan), des titres religieux (curé, dalaï-lama) ou civils (majesté, maître-queux), des réalités propres aux femmes ou aux hommes (parturiente, castrat) et, enfin, des génériques (personnalité, être humain).

À cette liste s’ajoute une dernière catégorie de mots digne d’intérêt, à savoir ceux qui désignent conjointement des hommes et des femmes, tout en se rapportant à un objet, à un animal ou à un nom abstrait. Dans de tels cas, le nom tend à conserver un seul genre : une figure, une marionnette, une pieuvre, un phénomène, un poisonetc. Sauf exceptions, car ici également, des cas marginaux ressortent : un ou une gendarme, le ou la médium, ce ou cette parasite, mon ou ma sosieetc.

En somme, le genre des noms communs de personnes bouge et introduit de la variation. Qui n’a jamais entendu une ange, une vampire, une bébé lala, un idole, un superstar? On lit de plus en plus souvent une individue, une fédération syndicale de professionnèles7 a préféré cette dénomination du genre commun au dédoublement professionnelles et professionnels, et lorsqu’un homme devient victime, c’est souvent un pronom masculin qui s’y réfère : « la victime (…); il aurait fait l’objet de… ».

Que l’on se rassure, il n’y a ni révolution ni anarchie en vue. Simplement des innovations langagières qui émergent ici et là, lesquelles témoignent de l’évolution de la langue française. Certaines réussiront, d’autres connaîtront une existence éphémère. Mais toutes démontrent la vitalité d’une langue qui doit composer avec des expressions liées aux genres.

De toutes les discussions qui émergent en cette matière, il ressort par ailleurs que des gens estiment la distinction des genres désirable, arguant notamment qu’il s’agit de l’apport d’une information additionnelle : une chanteuse, un chanteur, et voilà que le genre est déjà posé! N’est-ce pas souhaitable de savoir d’emblée s’il s’agit d’une femme ou d’un homme?

D’autres, en revanche, espéreraient bien se libérer, autant que faire se peut, de la distinction des genres : pourquoi universaliser linguistiquement les noms communs de personnes sous l’angle de la catégorie des genres, alors qu’on ne le fait pas pour la taille, la couleur, la religion et les autres variables sociologiques? Le fait d’appartenir à l’être humain n’est-il pas, après tout, le dénominateur commun?

Parallèlement à ces échanges de vues, on constate que le genre en français présente une configuration plutôt bien délimitée. En effet, pour les inanimés, le genre a été établi il y a belle lurette et ne bouge que très peu. Pour les animaux, constatation à peu de choses près semblable, hormis les désignations référant à des êtres humains. Et pour les noms communs de personne, la tendance est davantage à l’emploi de l’une pour les femmes, l’un pour les hommes et de moins en moins à l’entremêlement des genres. Voilà sans doute qui explique pourquoi il semble ardu d’induire, de deux noms bien « genrés » et aussi bien « ancrés » que les suivants, que Monsieur vaut pour Madame

NOTES

  • Retour à la note1 Savoir rédiger, Larousse Bordas, Paris, 1997, p. 122.
  • Retour à la note2 Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française des origines à 1900, Paris, Collin, 1905-1953, 15 tomes.
  • Retour à la note3 Louis-Nicolas Bescherelle, Henri Bescherelle et Litais De Gaux. Grammaire nationale, 12e édition, Paris, Garnier Frères, 1864.
  • Retour à la note4 Ibid.
  • Retour à la note5 Dubois, Jean. « Le genre dans les noms d’animaux », dans Éliane Koskas et Danielle Leeman (dir.), Genre et langage, Actes du colloque tenu à Paris X Nanterre les 14-15-16 décembre 1988, 1989, p. 87-91.
  • Retour à la note6 Khaznadar, Edwige. Le nom de la femme. Virtualisation idéologique et réalité linguistique, Thèse de doctorat, Toulouse-Le Mirail, 1990.
  • Retour à la note7 Voir à ce sujet l’article paru dans le numéro 32,2 de L’Actualité terminologique en juin 1999.