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Le Vocabulaire juridique définit ce mot comme étant la division…
(Paul Roux, La Presse, 2.5.5)
Si je viens aujourd’hui troubler votre paix hivernale, c’est la faute du chroniqueur linguistique du plus grand quotidien français d’Amérique. La phrase en épigraphe lui ayant valu les remontrances d’un lecteur pointilleux, quelques semaines plus tard il venait à résipiscence –comme disaient nos curés –et le remerciait de lui « avoir signalé [s]on erreur avec amabilité ».
Effectivement, une vieille fiche du Comité de linguistique de Radio-Canada, que vous avez sûrement égarée (ou jetée), met en garde contre cette « traduction littérale de l’anglais as being » et, plus près de nous, Lionel Meney1 juge aussi que c’est un calque. Mais est-ce vraiment une faute? Les Français, semble-t-il, ne s’en doutent pas.
En 1844, Flora Tristan notait dans son journal : « L’archevêque m’a raconté cela comme étant un grand triomphe remporté par le clergé sur la philosophie »2. Et deux fois plutôt qu’une. Certes, il s’agit de notes qu’elle prenait un peu à la hâte, souvent à la fin de journées épuisantes, et qu’elle n’a pas eu le temps de revoir. Elle a donc pu être distraite. Mais on pourrait difficilement invoquer pareille circonstance atténuante dans ce cas-ci : « Je me le rappelle aujourd’hui comme étant la première indication de certains faits très obscurs »3. Ce très beau roman, paru en 1863, aura été sur le métier pendant plus de deux ans, et Fromentin mettra beaucoup de soin à corriger la deuxième édition de 1876.
Un troisième exemple « ancien* » m’est fourni par le Grand Robert (à « expression ») : « ce grand discours de Jaurès, que vous nous avez présenté comme étant la plus haute expression, comme étant la plus glorieuse manifestation de son génie poétique ». Il s’agit d’une citation de La République de Péguy, qui doit dater du début du 20e siècle. Passons maintenant aux « modernes », chez qui j’ai fait une assez belle moisson.
L’auteur du fameux Vrai ami du traducteur, qu’on ne saurait soupçonner de laxisme, l’emploie : « Eric Partridge le définit comme étant le langage des apaches »4 (c’est presque la tournure pour laquelle Roux s’est excusé). Le rédacteur d’un journal italien dans un entretien avec Sartre : « le parti révolutionnaire doit se considérer comme étant en permanence au service d’une lutte »5. Un grand critique : « une parodie d’Hernani, sous le titre : N, I, NI, ou le Danger des Castilles, présenté [sic] comme étant un amphigouri »6. Un ouvrage scientifique : « On peut définir l’élongation comme étant la croissance de l’individu jusqu’à sa maturité sexuelle »7.
J’ai relevé l’expression dans quelques traductions de l’anglais, dont une sorte de guide du Parlement britannique : « Certains auteurs choisissent le Grand Conseil de 1275 comme étant véritablement le premier prédécesseur des Parlements modernes »8. Une traduction de l’espagnol : « Le dominicain Domingo de Santo Tomás dénonçait Potosi comme étant une gueule de l’enfer »9. Et pour couronner le tout, sous la plume de l’ancien secrétaire perpétuel de l’Académie : « Faire problème ne peut pas être considéré comme étant réellement une faute »10.
Même le Bureau de la traduction accepte cet usage : « La séquence considérer + comme + participe présent est tout à fait correcte », peut-on lire sur le site des Clefs du français pratique dans TERMIUM®. Avec cet exemple : « Je le considère comme étant mon ennemi ». (Spontanément, on écrirait « comme mon ennemi ».) Ainsi qu’une citation de Flaubert, où le sens est plutôt « parce que » : « Il convoitait le port d’Utique, comme étant le plus près de Carthage ».
Quelques dictionnaires bilingues enregistrent la tournure, mais seulement dans la partie anglais-français : « reconnaître comme étant »; « il s’est révélé comme étant » (Robert-Collins); « dépeindre, décrire comme étant »; « présenter comme étant » (Hachette-Oxford). Pour me faire mentir, le Larousse bilingue la donne seulement dans l’autre partie (« définir ») : « Je définirais son rôle comme étant celui d’un négociateur. » Les emplois du Petit Robert signalés par Maurice Rouleau sont surtout dus aux rédacteurs, mais outre Chateaubriand, on retrouve Gide (« puritanisme ») : « certain puritanisme qu’on m’avait enseigné comme étant la morale du Christ ».
Après tous ces exemples, il faudrait presque être de mauvaise foi pour s’entêter à considérer cette tournure comme (étant) fautive… Mais, si la locution suivie d’un nom s’emploie, qu’en est-il avec un adjectif? La fiche de Radio-Canada condamne également cet usage, de même que l’auteur des Anglicismes au Québec11, qui ne traite d’ailleurs que de ce cas (Meney s’en tient au tour avec un nom). La condamnation de Colpron est maintenue jusque dans la dernière édition (1999) : « Les délégués ont rejeté comme étant inacceptables les propositions de l’assemblée ».
Je ne sais trop pourquoi, mais cette formulation me chicote davantage que l’autre, et me semble moins utile : « rejeter comme inacceptables » me paraît plus naturel. Mais est-ce une faute d’y intercaler « étant »? En tout cas, c’est un usage qui ne date pas d’hier :
[…] l’un des Capitaines nommé Kers, peu affectionné à notre Compagnie, comme étant hérétique, témoigna…12
Il s’agit de la lettre du père Le Jeune à ses supérieurs en France, sorte de compte rendu de ce qui s’est passé en Nouvelle-France au cours de l’année 1633. On le voit, c’est le même sens que chez Flaubert, « parce qu’il était hérétique ». C’est aussi le cas des trois exemples suivants; une traduction de l’allemand : « pays qui ont rejeté l’idée de traiter les prisonniers humainement comme étant surannée »13; un scientifique : « on en refuse les conclusions comme étant trop technocratiques »14; un psychanalyste : « seuls 70 ont été retenus comme étant exploitables »15.
Revenons au tour « classique », si je puis dire; un romancier écrit : « des produits présentés comme étant nouveaux »16; une romancière : « quelques vers qu’on eut la bonté de regarder comme n’étant point trop mal venus »17; un journaliste : « d’autres méthodes peuvent être considérées comme étant contragestives »18; et deux linguistes : « des formes que le dictionnaire doit reconnaître comme étant caractéristiques de femmes »19; « des traits posés comme étant communs à toutes les langues »20. Quelques années auparavant, un linguiste de chez nous ne s’exprimait pas autrement : « le mot académique se présente comme étant commun à l’ensemble de la francophonie ».21
Et je termine avec trois exemples où, cette fois, la locution est suivie d’un participe passé –le psychanalyste déjà cité : « si la souffrance est alors envisagée comme étant intimement liée à la mise à l’écart de la société »22; un sociologue : « la science risque fort d’être rejetée comme étant utilisée par les puissances et non pas au service de tous »23; et l’un de vos chroniqueurs préférés : « la remise d’un diplôme honorifique n’a de sens que si le titre est remis comme étant mérité »24. (Dans les deux derniers cas, c’est à peu près le sens de « parce que ».)
S’il est vrai qu’« étant » est parfois une « cheville qui alourdit la phrase » (Radio-Canada), nous avons vu plusieurs cas où son emploi s’impose, ou tout au moins ajoute à l’équilibre de la phrase. Comme les citations de Fromentin, Druon, Chandernagor, Yaguello, et j’en passe. Malgré tout, je continue de m’en méfier (surtout du tour avec adjectif). Mais je commence sérieusement à me demander pourquoi. Et ce ne sont pas tellement les quelque trois millions d’exemples dont la Toile est constellée qui me font hésiter, mais bien plutôt les 193 occurrences qu’on trouve dans le Trésor de la langue française**. S’y côtoient Montaigne et Martin du Gard, Balzac et Beauvoir, Flaubert et Camus, Huysmans et Ramuz, Proust et Hugo, Sartre et Stendhal… Devant pareil aréopage de pécheurs, on est pris d’une terrible envie de fauter.
Maurice Rouleau, professeur de traduction à l’Université du Québec à Trois-Rivières, a relevé près de vingt exemples dans le Petit Robert, dont celui-ci de Chateaubriand (à « facile ») : « Je hais l’esprit satirique comme étant le plus petit et le plus facile de tous ». *
Grâce à une recherche intégrale. **
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