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Les traducteurs fédéraux, 1867-1967 (II)
« Les traducteurs [des débats] ont une tâche si dure à remplir qu’à chaque session l’un d’eux est mort d’épuisement ou de surmenage. »
Pascal Poirier, sénateur
Séraphin Marion1 a bien connu vers les années 1920 trois personnalités fortes dont il a campé la silhouette dans une conférence inédite prononcée à l’Institut canadien-français d’Ottawa, en avril 19712 : deux traducteurs, Louvigny de Montigny et Omer Chaput, et un grand commis de l’État, Arthur Beauchesne, qui a aussi touché à la traduction. Tous les trois étaient membres de l’Institut.
De tempérament libre et indépendant, ces trois personnages ont la langue bien pendue et ne craignent pas de faire connaître haut et fort leur point de vue, même si cela risque de déclencher une polémique acrimonieuse. Chacun d’eux ne fait pas de quartier et nourrit à l’endroit des deux autres un sentiment d’hostilité, voire de mépris. Ils sont, pour ainsi dire, trois frères ennemis.
Quand un événement quelconque les réunissait dans une même salle, « il fallait déployer des prodiges de tact et d’ingéniosité pour empêcher qu’une rencontre déclenche une prise de bec ou un duel oratoire3 ». Ces trois ferrailleurs avaient un point en commun : de l’esprit à revendre. Ils pratiquaient avec un art consommé la raillerie aussi bien que la plaisanterie ou l’ironie. Prenant un malin plaisir dans leurs conversations à lancer des saillies empoisonnées et des remarques assassines, ils étaient du genre à préférer perdre un ami plutôt qu’un bon mot. Nés dans les années 1870, tous les trois sont décédés dans les années 1950.
Assistant greffier (1916), puis greffier (1925) de la Chambre des communes, Arthur Beauchesne (1876-1959), premier Canadien français à occuper ce poste depuis la Confédération, avait acquis la stature de grand mandarin de la fonction publique fédérale. Il imposait le respect. Son influence était considérable. On l’a même qualifié de « Talleyrand du Canada », ce qui n’est pas peu dire. Ancien franc-maçon de la loge L’Émancipation, il avait été journaliste dans des journaux tant français (La Minerve, Le Journal, La Presse, Les Débats) qu’anglais (The Gazette, The Montreal Star) et secrétaire particulier d’Adolphe Chapleau, alors lieutenant-gouverneur. Depuis 1924, il était membre de la Société royale du Canada. « Curieux homme que ce Beauchesne qui collabore à des journaux conservateurs en même temps qu’il s’attaque au clergé dans des publications anticléricales et participe à la fondation de la Ligue de l’enseignement4 », dont le but est de favoriser le développement de l’enseignement public, une hérésie aux yeux des autorités ecclésiastiques. Olivar Asselin dira de lui qu’il est « un mustang libéral égaré dans le ranch conservateur5 ». À la retraite, il sera conseiller de Maurice Duplessis.
Louvigny de Montigny (1876-1955), ancien journaliste, était critique littéraire, écrivain et traducteur au Sénat depuis 1910. Il avait été le cofondateur du journal anticlérical et indépendant, Les Débats. Membre fondateur de l’École littéraire de Montréal et éditeur de Maria Chapdelaine, c’était un homme influent, conscient de sa valeur. À sa manière, et surtout dans son inlassable campagne de cinquante ans en faveur du respect des droits d’auteur au Canada6, ce personnage haut en couleur savait s’imposer.
Quant à Omer Chaput (1878-1951), lui aussi ancien journaliste d’allégeance franc-maçonne, il a été pendant dix-huit ans traducteur en chef du Bureau fédéral de la statistique avant de prendre sa retraite en 1946. Séraphin Marion, qui l’a bien connu, écrit : « Grand seigneur, Louvigny de Montigny travers[ait] la rue plutôt que de croiser "ce manant
". Même Beauchesne le [tenait] à distance7. »
Les faits relatés ci-dessous se situent quelque temps avant la centralisation de 1934. Les conservateurs de Richard B. Bennett sont au pouvoir.
Un jour, Séraphin Marion croise Omer Chaput par hasard, non loin du Parlement. Affichant un air grave, quasi solennel, Chaput lui confie avoir flairé un sombre complot dans le milieu de la traduction à Ottawa : le puissant Arthur Beauchesne s’apprêterait à créer en catimini un bureau de traduction qui relèverait du greffier de la Chambre. L’affaire serait même déjà conclue, grâce à la complicité du Secrétaire d’État, Charles H. Cahan.
En scrutant plus à fond ce ténébreux projet, Chaput avait acquis la conviction d’avoir découvert le pot aux roses. Beauchesne a du sang acadien dans les veines, dit-il à Marion. Son principal lieutenant est Hector Carbonneau, un Acadien pur-sang. Le nom de celui qui pourrait bien être nommé directeur de ce bureau de traduction circule déjà. C’est Domitien T. Robichaud qui, comme par hasard, est lui aussi un authentique Acadien. Tout concorde.
Il n’en fallait pas plus pour qu’Omer Chaput ait la conviction d’avoir déjoué un complot acadien : au sein de l’establishment anglo-canadien d’Ottawa se constituait un establishment acadien. Non pas canadien-français, mais acadien. Pour lui, c’était un comble!
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Chaput est né dans la circonscription de l’Assomption. Le père et la mère de Séraphin Marion aussi, et Chaput le sait. Alors il lui dit : « Marion, vous et moi, nous ne sommes pas plus bêtes que les autres. Il nous faut contrer cet establishment acadien. Je connais d’autres fonctionnaires canadiens-français qui viennent du comté de l’Assomption. Nous allons fonder un groupement que nous appellerons les "Assomptionistes8
". »
Est-il besoin d’ajouter que ce groupement n’a jamais vu le jour?
Nous avons dit qu’Omer Chaput ne mâchait pas ses mots lorsqu’il exprimait une opinion. S’il avait vécu à notre époque, la rectitude politique lui serait probablement apparue comme une vile soumission à un conformisme social tout juste bon à aseptiser les relations humaines. Chaput n’était pas un bien-pensant, c’était un libre penseur. Ses antécédents franc-maçonniques et l’encre de ses lettres l’attestent.
Dans une lettre qu’il adresse à son surintendant Domitien T. Robichaud, il écrit : « Tel que convenu, madame J*** est venue mettre ses services à la disposition de cette Branche hier après-midi. […] J’ai mis à sa disposition ma meilleure machine à écrire et lui ai confié quelques pages de l’Annuaire au chapitre des statistiques démographiques, ce qu’il y a de plus simple à traduire. Madame J*** s’est mise à l’ouvrage et a pioché de son mieux tout l’après-midi (c’est-à-dire un après-midi de femme), moins de deux heures sur trois9. » Faut-il commenter?
La correspondance administrative d’Omer Chaput renferme des passages suaves, de véritables morceaux d’anthologie. Ses lettres, au style coloré et aux images percutantes, portent la signature de sa personnalité à l’emporte-pièce, de son esprit vif et de sa plume incisive.
À propos d’une nouvelle recrue qui lui donne satisfaction, il écrit : « À tout escient, je préfère de beaucoup un jeune homme actif, éveillé, apparemment qualifié, désireux et capable d’apprendre, à une ruine quelconque qui a déjà pu avoir des capacités et qui chaque jour oublie deux fois ce qu’elle a pu apprendre en un an10. » On pourrait croire cette réflexion tirée des Caractères de La Bruyère.
Il arrive à ce chef de service débordé de travail de tremper sa plume dans l’ironie tragique. L’extrait de la lettre ci-dessous qu’il adresse à son surintendant pour obtenir des renforts s’inspire de la fable de La Fontaine « Les animaux malades de la peste ». Il y décrit l’état calamiteux de son bureau et les ravages que cause l’excès de travail au sein de son personnel.
« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », écrit-il. Avec cette différence que la peste semble remplacée par le surmenage.
Depuis quinze ans que je suis attaché à cette branche, j’ai vu mon ancien chef, Durantel, prendre prématurément sa retraite, jetant le manche après la cognée parce qu’il était éreinté et voulait aller mourir dans son lit au lieu de crever à son pupitre comme son prédécesseur, Paul Colonnier. J’ai vu le jeune René Morisset lever les pieds après neuf mois de travail à mes côtés; j’ai vu Joséphine Taillon trépasser après à peine quelques mois d’efforts dans cette branche; j’ai vu Maria Drouin nous quitter pour un repos de quelque six mois avant de rendre le dernier soupir et j’ai vu Eulalie Charlebois, vaillante bien que sans le souffle, nous quitter après qu’elle eût dépensé ici tout ce qui lui restait d’énergie et de vitalité. J’ai vu Maubach, Schuller et Renault se sauver au premier signal pour des prés où l’herbe est plus tendre. J’ai vu Wilfrid Baril abruti par un travail sans relâche, chercher un peu de repos dans les vignes de Hull, pour ne plus réapparaître. J’ai eu quelque temps à dresser un jeune steer de l’Ouest, dans la personne de Louis-Philippe Gagnon, qui m’a déserté au premier trou dans la clôture. Il me restait alors un aide puissant, Charles Michaud, qui résistait à la corvée depuis près d’un an et demi quand il a failli partir pour le cimetière, après avoir perdu dans les statistiques plus de trente livres de sa puissante corporence [sic]. Comme il ne méritait pas de mourir, il fut placé à un travail moins exténuant. Émile Boucher, qui est avec moi depuis un an, suivait un traitement pour se faire maigrir quand il est arrivé ici. Il a rapidement constaté que le traitement était superflu et que les statistiques suffisaient.
Les jeunes gens s’étiolent lentement. Le jeune Blondin, marié depuis un an et demi, donne tant d’énergie à son travail qu’il ne lui reste pas assez de force pour se faire des enfants. Le jeune Beaudet est à l’hôpital. Les trois autres attendent leur tour avec résignation11
Dans son genre, cette lettre est un chef-d’œuvre. À en juger par son ton pathétique, le Bureau fédéral de la statistique était, entre 1920 et 1940, un véritable camp de la mort, la traduction, un instrument de torture et le surmenage, seule explication plausible de l’hécatombe qui frappe les traducteurs.
Mais les conditions de travail n’étaient-elles pas plus ou moins les mêmes dans les autres ministères? Il n’est pas interdit de penser qu’en noircissant ainsi le tableau et en peignant son service comme l’antichambre de la mort, Omer Chaput cherchait à apitoyer son chef afin d’obtenir les renforts désirés. Le surintendant a-t-il avalé l’hameçon?
On peut en douter, car deux ans plus tôt, Omer Chaput s’était plaint du fait que ses demandes restaient lettre morte : « Chaque fois que je demande de l’aide au Bureau des traductions, on me promet tout ce que je veux, mais je ne vois rien venir12. » Cette fois, il aura voulu marquer le coup en adoptant un ton alarmiste de fin du monde.
Pourtant, l’hécatombe décrite par le chef du service de traduction de la Statistique n’est pas sans précédent. Une quarantaine d’années plus tôt, au tournant du siècle, le surmenage avait aussi décimé les rangs des traducteurs, ce qui nous porte à penser qu’Omer Chaput n’exagérait peut-être pas autant qu’il y paraît dans sa lettre. En effet, lors du décès du traducteur Émile Tremblay, le 17 mai 1901, on peut lire dans sa notice nécrologique :
M. Tremblay est le quatrième membre du bureau de traduction des Débats des Communes qui meurt depuis trois ans. Ceux qui l’ont précédé dans la tombe, presque tous frappés au cerveau, sont MM. Montpetit, Raby et Dansereau. Tous sont morts d’avoir trop travaillé. Un cinquième membre du bureau, M. Geoffrion, a dû abandonner la tâche parce que sa santé diminuait et un sixième est en ce moment malade13
Qui sont ces traducteurs fauchés par un excès de travail? Avocat et journaliste, André-Napoléon Montpetit14 (1840-1898) avait quitté l’équipe des Débats en 1894 et travaillait à forfait pour le bureau des traducteurs français au moment de son décès. Avant de passer au fédéral, il avait été traducteur en chef au gouvernement du Québec.
Alphonse Raby décéda en 1899, Joseph Clément Dansereau, en 1900. Georges Isidore Barthe (1834-1900), greffier et traducteur des Journaux de la Chambre des communes, décéda lui aussi en 1900. Il avait été nommé greffier et traducteur au Parlement en 1897. « Brisé par le chagrin et les premiers symptômes de la vieillesse, peut-on lire dans sa notice nécrologique, il est allé finir ses jours dans un modeste emploi à la Chambre des communes, où il avait siégé quelques années auparavant.15
L’état de santé d’Amédée Geoffrion (1867-1935) l’obligea à quitter le service pour éviter de prendre prématurément le chemin du cimetière.
En 1901, on a donné à Joseph Bouchard (1842-1922), nommé deux ans auparavant traducteur permanent des débats du Sénat, deux assistants; l’un d’eux était le poète William Chapman (1850-1917), l’autre Pierre McLeod (1850-1901). Quelque temps après sa nomination, McLeod mourut et il fallut le remplacer par deux traducteurs, Rodolphe Laferrière (1869-1910) et un dénommé Prieur.
Le « malade » dont il est question dans l’avis de décès d’Émile Tremblay est Napoléon Hudon Beaulieu (1848-1902), chef de la traduction des Débats de 1885 à 1899. Avocat de formation, il s’était occupé de journalisme avant de terminer sa carrière comme traducteur. Il mourut en 1902, à 54 ans.
La même année décéda Joseph Auguste Genand, traducteur à la Chambre depuis les années 1860. Cet avocat et journaliste avait collaboré à L’Ordre et, en 1865, il fait paraître une traduction du roman de Rosanna E. Leprohon, Antoinette de Mirecourt, or, Secret Marrying and Secret Sorrowing (Antoinette de Mirecourt ou Mariage secret et chagrins cachés), qu’il « tradui[sit] de l’anglais, avec la bienveillante permission de l’auteur16 ».
Durant ses années de service à la Chambre, J. Auguste Genand avait la réputation d’être un travailleur acharné qui ne comptait pas ses heures. Si la mort ne l’avait pas emporté à 63 ans, il aurait succédé en 1903 à T. G. Coursolles à la tête du service de traduction.
Si l’on fait le décompte, en l’espace de cinq ans (1898 à 1902), pas moins de huit traducteurs fédéraux sont morts, selon toute vraisemblance, de surmenage. « La somme d’ouvrage que les traducteurs des Débats ont à accomplir à chaque session est trop forte pour beaucoup de constitutions17 », déplore l’auteur de la notice nécrologique d’Émile Tremblay, probablement son père, Rémi18, traducteur aux Débats lui aussi. Comme plusieurs de ses collègues, le défunt a été emporté par une « congestion cérébrale », précise l’avis de décès.
Le sénateur acadien Pascal Poirier confirme cette succession de décès et le régime de forçats qu’on impose alors aux traducteurs parlementaires. Lors du débat au Sénat entourant l’embauche du poète William Chapman comme traducteur permanent, le sénateur fait état de leurs dures conditions de travail : « Ces traducteurs ont une tâche si dure à remplir qu’à chaque session m’a-t-on dit, l’un d’eux est mort d’épuisement ou de surmenage – ces traducteurs étant tenus de travailler de dix à seize heures par jour, ce qui est excessif pour tout homme19. » Et ils « se tuaient au travail » pour un salaire annuel d’à peine deux mille dollars.
Une quinzaine d’années plus tard, dans une lettre adressée à son cousin, la femme d’Achille Fréchette écrit à propos de son mari : « Après avoir rédigé son rapport [sur les services de traduction en Belgique et en Suisse], il a fait valoir son droit à la retraite car, près de quarante ans de service à la Division de la traduction, dont il a été le chef, l’avaient passablement usé20. » Jour après jour, cette femme avait vu s’alanguir son mari, miné par le travail.
Au sujet des journalistes, Arthur Buies avait écrit : « Le journaliste franco-canadien est un véritable manœuvre, une bête de somme, un forçat, un casseur de pierres, un limeur de câbles sous-marins21. » On ne peut s’empêcher de faire un parallèle entre les conditions de travail des journalistes et celles des traducteurs fédéraux de l’« âge d’or de la traduction ».
Je remercie Alain Otis, chargé de cours à l’Université de Moncton, pour ses commentaires et compléments d’information.
Fig. 1 Bibliothèque et Archives nationales du Québec, P1000,S4,D1,P12
Fig. 2 Buste d’Alfred Laliberté (1908). Musée des beaux-arts du Canada
Fig. 3 Service de gestion des documents et des archives de l’Université Concordia
Fig. 4 Collection personnelle de Lise Boylan (Halifax), fille d’Émile Boucher
Fig. 5 Le Monde illustré, 17 juin 1899, p. 97
Fig. 6 Le Monde illustré, 8 septembre 1900, p. 295
Fig. 7 Le Monde illustré, 16 mai 1896, p. 36
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